La santé mentale, le grand défi d’une santé publique qui atteint sa limite (El País)

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Article original en espagnol : 

Source : La salud mental, el gran desafío de una sanidad pública al límite, Jessica Mouzo, El País, 8 août 2021.

Comptes Twitter : @cinzasnopeto, @el_pais

Traduction : Patrick Moulin, alias @dsirmtcom


SR. GARCÍA

Les troubles psychiatriques ont flambé pendant la crise du coronavirus. Comment le système de santé mal en point en Espagne, manquant de ressources et de bras, peut-il faire face à cette pandémie silencieuse ?

La crise sanitaire du covid a ébranlé les fondements du monde : en un peu plus d’un an, elle a changé les modes de socialisation et les dynamiques de vie, elle a fait s’effondrer les systèmes de santé et elle a envoyé l’économie mondiale dans les cordes. Mais c’est seulement le début. La pandémie est, en fait, une sorte de “crise matriochka”, selon les mots de Pedro Gullón et Javier Padilla, auteurs de Epidemiocracia [Epidémiocracie] (Capitán Swing, 2020) : juste une pièce de plus du jeu de poupées russes, une crise “couverte par d’autre crises, comme celle économique ou écologique”, et où “les urgences vont être la nouvelle normalité”, prédisent-ils. Pour l’instant, la gueule de bois du coronavirus va à nouveau vider les bourses de la rue et les blessures psychologiques d’une année de douleur et d’incertitude vont apparaître, un bouillon de culture pour raviver une urgence de mauvaise santé mentale se montre déjà dans les consultations psychiatriques. Les experts alertent sur le manque de ressources et de bras pour faire face au tsunami de troubles mentaux qui vient s’abattre sur eux.

Lorsque le covid a fait s’effondrer les hôpitaux, en ce [mois] convulsif  de mars 2020, les soins de santé mentale de la moitié du monde se sont arrêtés net. Une enquête de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans 130 pays a constaté que 60% ont subi des interruptions dans les services de psychothérapie pour les personnes vulnérables et, en outre, un tiers des États ont également signalé un frein à l’accès aux traitements psychiatriques et aux interventions d’urgence, comme [dans le cas] des syndromes de sevrage.

L’arrêt des soins de santé mentale et l’effondrement du système de santé – favorisé par les confinements, l’incertitude d’une menace invisible, le flux de morts et les deuils mal gérés, et le désespoir face à un futur incertain – ont configuré le cocktail parfait pour alimenter. la nouvelle épidémie de mauvaise santé mentale qui s’est répandue dans les rues.

« C’est déjà en train de se produire, mais c’est une pandémie silencieuse », prévient Shekhar Saxena, professeur de santé mentale globale à la Harvard School of Public Health et ancien directeur du département de la santé mentale de l’OMS. “Les personnes atteintes de troubles mentaux les subissent en silence. Les gens ne reconnaissent pas que c’est une crise, mais ça a été une crise avant le covid et ça l’est beaucoup plus après le covid”, souligne-t-il. Une étude canadienne publiée dans la revue Psychiatry Research a révélé, après analyse des données de 55 études internationales entre janvier et mai 2020, que la prévalence du trouble de stress post-traumatique atteignait 22 %, celle de l’anxiété atteignait 15 % et celle de la dépression se situait à 16 %. Autrement dit, ces pathologies étaient respectivement cinq, quatre et trois fois plus fréquentes que ce que rapporte habituellement l’OMS.

Un système débordé

Avec des soins primaires (la porte d’entrée du système de santé) complètement débordés et des hôpitaux voués à la prise en charge du covid, l’accès au circuit de santé s’est compliqué pour les troubles mentaux. Les patients arrivent tardivement et mal, préviennent les psychiatres, avec des symptômes très aigus et des pronostics plus complexes. Celso Arango, chef du service de psychiatrie de l’hôpital Gregorio Marañón de Madrid et président de la Société espagnole de psychiatrie, prévient que les services psychiatriques sont au bord de l’effondrement. « Il y a une catastrophe qui doit arriver et une crise qui nous déshabille. Nous sommes absolument débordés”, prédit-il.

Dans la pratique, celui qui en a la possibilité recourt aux services de santé privés, et celui qui ne l’a pas, se résigne. Le système public atteint sa limite, regrette Víctor Pérez, chef de service de psychiatrie à l’Hospital del Mar de Barcelone : “Nous avons priorisé l’attention sur les troubles graves, mais il y a peu de moyens pour traiter les cas modérés ou légers, le mal-être émotionnel, celui qui est dérivé du covid. Nous n’avons pas la capacité de nous occuper de cette population. Le pont avec les soins primaires, qui était la ligne par laquelle les maladies mentales légères circulaient jusqu’aux hôpitaux, a été rompu car ils sont débordés et maintenant ces personnes n’atteignent pas le système”.

La dépression et l’anxiété augmentent, les troubles graves comme la schizophrénie se décompensent, et les troubles du comportement alimentaire et les tentatives de suicide apparaissent chez les jeunes, énumère Antoni Ramos Quiroga, chef de service de psychiatrie du Vall d’Hebron à Barcelone : “Nous voyons la vague maintenant. En Catalogne, en 2019, il y a eu 473 tentatives de suicide chez des mineurs et en 2020 il y en a eu 601. Au cours des six derniers mois, les tentatives chez les jeunes filles ont augmenté de 195 %. C’est notre covid ».

La pandémie a été l’étincelle qui a allumé la mèche d’une mauvaise santé mentale, mais le chemin était déjà ensemencé depuis des années, conviennent les experts consultés. Selon l’OMS, malgré l’augmentation des troubles mentaux dans le monde entier, la moyenne mondiale des investissements dans ce domaine est de 2% des dépenses publiques de santé.

“Avant même la pandémie, les ressources pour la santé mentale étaient bien inférieures à ce qui était nécessaire. De nombreux pays y consacrent 3 % du budget de la santé quand, en réalité, la charge de la santé mentale représente 10 %. Dans les pays à revenu faible ou moyen, l’investissement est inférieur à 1%”, observe Saxena de l’École de santé publique de Harvard. Plusieurs éléments, soutient l’expert, sont à l’origine de ce sous-financement chronique : les soins de santé mentale n’étaient pas considérés comme faisant partie du système de santé, mais étaient isolés. Les gens, soutient Saxena, ont tendance à considérer l’argent que les gouvernements dépensent pour la santé mentale comme une perte plutôt que comme un investissement. Selon Eurostat, les coûts de santé mentale dans l’Union européenne représentent 4 % du PIB de l’UE, soit 600 000 millions d’euros. Il y a un écart entre les pays riches et les pays pauvres, mais même parmi les pays à revenu élevé, il existe des différences. Arango, président de la Société espagnole de psychiatrie, souligne qu’aujourd’hui l’Espagne consacre à peine 4% de ses investissements sanitaires à la santé mentale, alors que la moyenne de l’UE est de 5,5% et que certains pays atteignent les 10%.

Crise matriochka

Il manque des infrastructures et des moyens techniques, mais par-dessus tout, [il manque] des bras. En Espagne, il y a 11 psychiatres pour 100 000 habitants, près de cinq fois moins qu’en Suisse (52) et la moitié [moins] qu’en France (23). L’Allemagne en compte 27, et les Pays-Bas, 24. Les psychologues cliniciens sont également rares et en 2018 ils étaient à peine 6 pour 100 000 habitants dans le réseau public (trois fois moins que la moyenne européenne). Concernant les lits psychiatriques, l’Espagne n’atteint pas 40 places pour 100 000 habitants, alors que la moyenne européenne est de 75 et qu’en Belgique et en Allemagne il y en a plus de 125. Il reste beaucoup à faire, s’accordent les experts, et le défi à venir est immense. “La pandémie de covid a créé une pandémie de maladie mentale, qui a augmenté la demande de services et de traitements de santé mentale. Nous devons améliorer l’accès aux services de santé mentale et disposer de traitements innovants qui améliorent les patients en quelques jours”, réfléchit Roger McIntyre, professeur de psychiatrie et de pharmacologie à l’Université de Toronto et co-auteur d’une recherche qui a associé la pandémie à une augmentation des niveaux de stress psychologique.

Dans ce monde matriochka, les crises sont des vases communicants : plus il y a de difficultés économiques, plus grand sera le risque de pauvreté et donc la menace d’une mauvaise santé mentale. Arango alerte sur le fait que cette crise est mondiale : “Le confinement a causé des dommages à la population et des morts dont nous n’avons pas pu faire le deuil : il n’y a eu ni funérailles, ni adieux ni embrassades. Selon une étude que nous avons réalisée à l’hôpital, le deuil pathologique chez les proches au premier degré, qui est habituellement de 2%, a atteint 25% chez les proches des personnes décédées du covid”. D’un autre côté, poursuit-il, il y a les professionnels de santé eux-mêmes « touchés » après avoir affronté la peur et l’incertitude sans outils ni protection. Et s’ajoutent à cela les personnes infectées par le covid, celles qui ont été en unités de soins intensifs et celles qui ont un covid persistant. Sans parler des personnes âgées qui ont souffert de démence après le confinement et toutes les personnes qui attendent, dans un état léger ou modéré, d’être soignées par un service de soins primaires effondré.

Patients dans le centre de santé mentale de Ville-Evrard à Saint-Denis (France), en novembre 2020. CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP VIA GETTY IMAGES

L’Espagne se tourne vers l’Europe du Nord pour prendre exemple. Le Danemark, qui avait des taux de suicide de 24 pour 100 000 dans les années 1990 et, après une injection de ressources dans un programme de prévention communautaire, a abaissé la prévalence à 9,4, selon l’OCDE. En Espagne, plus de 3 600 personnes meurent par suicide chaque année (7 pour 100 000), mais il n’y a toujours pas de plan national de prévention. Les experts examinent également le modèle Pays-Bas, avec un réseau communautaire solide et des liens avec les soins primaires, explique Ramos Quiroga, de l’hôpital Vall d’Hebron ; ou le Royaume-Uni, où ils disposent, par exemple, de puissantes unités pour les premiers épisodes psychotiques, rappelle Celso Arango. Tous les pays avec des programmes réussis, ajoutent les experts, ont une chose en commun : ils investissent davantage dans la santé mentale.

Víctor Pérez, de l’Hospital del Mar de Barcelone, mise sur la prévention : “il faut impulser un plan de prévention du suicide et renforcer la santé mentale dès les soins primaires afin qu’ils n’atteignent pas les hôpitaux. Il y a un manque d’infirmiers experts et de psychologues cliniciens”, prévient-il. Le gouvernement met à jour la Stratégie de santé mentale et s’assure qu’il s’agit d’une “priorité” pour l’exécutif. Unidas Podemos [coalition électorale espagnole] va présenter une proposition de loi générale sur la santé mentale au Congrès, qui est actuellement en débat avec la société civile et les partis. L’ébauche de la norme prévoit qu’il y ait 18 psychiatres pour 100 000 habitants et un protocole de prévention du suicide.

Un œil sur les écoles

En plus des ressources, le grand défi de la santé mentale passe par une approche multidisciplinaire, transversale et intégrée au système de santé publique. “Dans les pays avancés, le système de santé est dans les écoles. Ici, la santé, l’éducation et les services sociaux sont des compartiments étanches. Nous n’avons pas de vision globale”, déplore Arango. 50% des troubles mentaux apparaissent avant l’âge adulte et, pourtant, s’insurge le psychiatre, l’Espagne est le seul pays de l’Union européenne sans la spécialité médicale de la psychiatrie infanto-juvénile. Précisément, le Conseil des ministres a approuvé ce mardi la création de ce titre et dans les prochains mois seront élaborés les programmes de formation, qui dureront cinq ans.

Les soins, dans tous les cas, doivent aller au-delà des spécialistes en psychiatrie et la formation des médecins généralistes et des infirmières devra être renforcée pour reconnaître et traiter les troubles mentaux courants, convient Shekhar Saxena de Harvard. Comme cela s’est déjà produit pendant la pandémie, les nouvelles technologies peuvent également être un allié pour répondre à la demande croissante, souligne Víctor Pérez, qui estime que 25% des soins peuvent être des téléconsultations, bien que les premières visites doivent être faites en personne. « Le contact social et le face-à-face sont importants », précise-t-il.

Les experts insistent sur la nécessité d’encourager les stratégies de prévention. Le psychiatre canadien Roger McIntyre s’est engagé à “améliorer la résilience des gens”. Pour cela, assure-t-il, une structure sociale solide et multidisciplinaire est nécessaire, avec des programmes qui réduisent l’insécurité alimentaire, économique et du logement. Celso Arango, de [l’hôpital] Gregorio Marañón, réclame pour sa part des soins plus humanisés avec, par exemple, des infirmières communautaires qui viennent à domicile. “Il y a un manque de centres pour la population jeunes, qui soient agréables, et pas [comme des] hôpitaux. Des garages où ils jouent au billard et [où] il y a un travailleur social pour les aider, et qu’ils voient le médecin sans sa blouse », propose-t-il.

Dans ce domaine, la prescription sociale joue également un rôle, qui consiste à recourir à des activités en milieu communautaire pour améliorer la santé du patient et éviter la médicalisation de la vie quotidienne. “Les personnes ont aussi besoin qu’on leur prescrive plus d’activités sociales, d’activités physiques, une meilleure alimentation. Pour beaucoup aussi, trouver un emploi est une partie importante de leur traitement”, explique McIntyre. Il s’agit de lutter contre les problèmes de santé potentiels, comme la solitude, avec des initiatives communautaires, comme participer au club de lecture du quartier, par exemple. La Catalogne est l’une des communautés qui a mis en place des programmes pilotes de prescription sociale pour réduire l’isolement, augmenter l’activité et modifier les habitudes.

Les psychiatres réclament aussi des ressources économiques pour soutenir les patients et leurs aidants. Comme le poisson qui se mord la queue, la pauvreté engendre une mauvaise santé mentale, mais les troubles mentaux peuvent aussi conduire à la pauvreté. La dépression sera la première cause d’invalidité en 2030, rappelle le psychiatre Víctor Pérez, et si la maladie débute à des âges très précoces, les patients s’appauvrissent : ils n’ont pas eu le temps de cotiser et ils obtiennent de faibles retraites. De plus, la charge économique des troubles atteint l’aidant, qui souvent est un proche, à cause des difficultés pour concilier le travail avec les soins aux patients ou par le manque de ressources. « L’un des grands dilemmes des parents d’enfants autistes est ce qui se passera quand ils ne seront plus là », résume Ramos Quiroga.

L’autre grand front ouvert, cependant, est le rideau sibyllin de stigmatisation qui entoure la santé mentale. À commencer par les préjugés institutionnels que suppose, selon l’opinion d’Arango, le manque d’investissement dans la santé mentale. « Nous ne sommes pas des maladies avec des jambes », proteste Mercè Torrentallè, vice-présidente d’Obertament, une entité qui lutte contre la stigmatisation. La militante dénonce le manque de perspective de genre dans les soins et les difficultés des femmes atteintes de troubles mentaux pour trouver un emploi, par exemple. Selon McIntyre, les femmes sont plus à risque de développer une dépression, probablement parce qu’elles sont plus exposées à des facteurs de risque, comme avoir subi un traumatisme physique et sexuel, souffrir de maladies comme l’obésité, ou comme la grossesse elle-même.

Il y a beaucoup de tâches en attente, mais le défi de la santé mentale ne peut pas être reporté, avertit Saxena : “La plus grande erreur avec la santé mentale est de l’ignorer. Et le coût de le faire est très élevé”.


Traduction : Patrick Moulin, alias @dsirmtcom, 8 août 2021.

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