#Philovember 1. L’Art : “À quoi bon expliquer une oeuvre d’art ?” #Philosophie #Art

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Source : Picasso, Guernica – Museo Reina Sofia

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“À quoi bon expliquer une oeuvre d’art ?”

Introduction

Lorsque le visiteur arpente les allées d’un musée, il déambule entre les tableaux, dessins et autres sculptures qui en ornent les pièces. Selon le lieu, il pourra contempler les Ménines de Velasquez, s’extasier devant le Jardin des délices de Bosch, ou bien se sentir minuscule devant la Victoire de Samothrace ou les gigantesques Noces de Cana, qui mesurent près de dix mètres de large. Chaque oeuvre va ainsi se présenter à lui, avec sa part d’histoire et de mystère. Notre visiteur aura tout loisir de mener quelques investigations, en compagnie d’un guide ou en consultant les descriptions sommaires généralement disposées à côté des oeuvres. Le discours érudit du guide ou les quelques lignes succinctes présentant l’oeuvre lui donneront des éléments d’éclairage. Pourtant, cette part méconnue, voire inconnue, présente-t-elle un intérêt à la connaître, autrement dit, “à quoi bon expliquer une oeuvre d’art” ? Que peut-on expliquer de cette oeuvre, de sa nature singulière ? Par ailleurs, qui est le plus à même de pouvoir nous expliquer ces histoires et ces mystères, et comment ? Enfin, qu’allons-nous retirer de cette explication et pour quel usage ?

Expliquer une oeuvre d’art

Et après je t’explique…

Pour commencer, nous allons examiner la notion d’explication : qu’est-ce que le fait d’expliquer, quel est le champ d’application d’une “explication” ? Pour expliquer ce qu’est “expliquer”, rien ne vaut une bonne explication. Le terme “expliquer” vient du latin explicare, déplier, dérouler (plicare a donné le verbe plier). Voici une première définition :

Rendre aussi clair et distinct que possible ce qui apparaissait d’abord obscur et confus. Une explication n’est pas par elle-même une preuve. Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.

Nous sommes ici dans un cadre général : si quelqu’un me demande son chemin – et que je connais l’endroit où il souhaite se rendre -, je vais lui répondre en lui expliquant qu’il faut aller tout droit, tourner à droite, à gauche, etc. jusqu’au lieu recherché. Cette personne n’aura la preuve que ce que j’ai dit est vrai que s’il atteint son but grâce à mes seules explications se voulant claires et distinctes. Ces deux termes font partie du vocabulaire cartésien : c’est le premier précepte de la Méthode, la règle de l’évidence (voir La “Méthode” selon Descartes). 

(…) ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. Descartes, Discours de la méthode.

Le terme “évidence” est synonyme de “preuve”, mais surtout de vérité. Expliquer, c’est donc chercher à montrer la vérité dans ce qui nous apparaît d’abord peu ou pas compréhensible. Le terme “expliquer” possède également une gradation plus “forte” que le simple sens général :

[Expliquer : ] Acte de la pensée consistant à déterminer les causes et conditions d’un phénomène quel qu’il soit. Godin, Dictionnaire de philosophie pour les nuls.

La démarche est ici plus scientifique : il s’agit de décrire un phénomène en déterminant sa cause et ce qui est nécessaire pour qu’il se manifeste. Nous passons ici du qualitatif (des couleurs chaudes ou froids dans la palette d’un peintre) au quantitatif (la mesure en degrés Kelvin de la température de la couleur) : c’est l’explication qui va se fonder sur des principes, des lois et du principe de causalité. Nous avons donc deux types d’explications : générale qui tend à clarifier quelque chose de confus ; à visée scientifique pour montrer ou démontrer les caractéristiques d’un phénomène.

Nature de l’oeuvre d’art

Après avoir examiné  la notion d’explication, nous allons tenter – avant de chercher à l’“expliquer” – de cerner comment pourrait se définir une oeuvre d’art : de quelle nature est-elle, quelle est son essence. Commençons par cette définition de l’art : l’art désigne “toute production de la beauté par les oeuvres d’un être conscient.” (Lalande). Le terme de “production” peut prendre deux sens différents : créer quelque chose qui n’existe pas ou pas sous sa forme “produite” ; apparaître ou faire apparaître, mettre en valeur. Ce qui est produit ici, c’est la beauté, autrement dit quelque chose qui possède le caractère d’être beau, c’est-à-dire “qui suscite un sentiment de satisfaction et d’admiration, en dehors des considérations d’utilité” (Morfaux). Nous pouvons ici distinguer avec Kant la création d’une oeuvre d’art par un artiste – un être conscient -, et la “production” d’un objet par un artisan – un autre être conscient – : l’oeuvre d’art aura une beauté libre, qui ne repose ni sur un concept, ni sur une finalité ; l’objet façonné par l’artisan – si nous le trouvons beau – aura une beauté adhérente, liée à son utilité en tant qu’objet artisanal (un vase, un couteau, etc.). L’oeuvre d’art sera donc “librement belle”, sa seule finalité étant justement d’être belle, ou, au moins, de susciter “un sentiment de satisfaction et d’admiration”. Notre définition indique également que la beauté de l’art est produite, à la fois créée et mise en avant, par “un être conscient”. Ceci permet de préciser qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle beauté. La beauté d’un paysage n’est pas – à ce que la science nous le montre – créée par un être conscient, tel qu’un artiste ou un artisan ayant forme humaine. La nature existe déjà par elle-même, quand bien même un être supposé divin fut-il à son origine. Nous nous baserons ici sur la définition de Spinoza, donnée dans L’Éthique  : “ Dieu, c’est -à-dire la Nature (Deus sive Natura)”. Et nous poserons la situation  inversée, et hypothétique : la Nature, c’est-à-dire possiblement Dieu. La beauté naturelle n’est donc pas, de façon certaine, une production, une oeuvre pensée par un être conscient. Voici comment Hegel différencie la beauté de l’art et celle de la nature :

Le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature. Car la beauté artistique est la beauté

née de l’esprit et renaissant toujours à partir de l’esprit. Hegel, Esthétique.

L’art va donc produire une beauté distincte de celle de la nature, et d’une nature plus élevée, selon Hegel, puisque produite par l’esprit. Nous avons ici une définition de l’oeuvre d’art, comme la création par un être doué de conscience, qui naît dans cette conscience, dans cet esprit, et qui fait apparaître une beauté d’une nature distincte, à la fois de celles des créations artisanales à visée utilitaire, mais aussi de celle de la nature. Contrairement à la nature à qui l’homme attribue une beauté “naturelle’”, l’oeuvre d’art produit une beauté artificielle :

Qui est dû à l’art, qui est fabriqué, fait de toutes pièces; qui imite la nature, qui se substitue à elle; qui n’est pas naturel. Cnrtl.fr.

Avant de confronter la notion d’explication avec la “nature” – au sens d’essence – de l’oeuvre d’art, retenons donc que cette dernière fait apparaître une beauté spécifique, née de l’esprit, produite par une pensée.

Confrontation de la notion d’“expliquer” et  de la nature de l’oeuvre d’art

Comme nous l’avons vu, d’une part, expliquer, c’est “rendre aussi clair et distinct que possible ce qui apparaissait d’abord obscur et confus”, et, d’autre part, la nature de l’oeuvre d’art est de montrer l’apparence de la beauté. Qu’y a-t-il donc de si confus dans cet obscur objet de la beauté ? Le terme de “confusion” vient du latin confusio, qui signifie l’action de mêler, mais aussi le désordre. Voici la définition du terme “confus” :

S’applique aux perceptions et aux idées ou concepts dont les éléments restent mêlés ou à un esprit qui est incapable de les analyser. Morfaux, Op. cit.

L’oeuvre d’art va jouer à la fois sur le corps via la perception – je regarde un tableau, j’écoute une musique – et sur l’esprit via la recherche de compréhension, que nous évoquerons plus loin. L’artiste a mêlé des images, des couleurs, des sons. Au premier regard, à la première écoute, nous percevons une apparence de désordre, ou nous ne comprenons pas tout de suite “ce que l’artiste veut dire”. Pourtant, même devant ce désordre, et malgré notre incompréhension, nous pouvons éprouver le sentiment de la beauté. Alors, que devons-nous expliquer : l’oeuvre d’art “en elle-même” ou le sentiment qui l’accompagne et qui lui est intimement lié ? Ce que nous percevons ou ce que nous ressentons ? La cause, ou l’effet ? Les deux sont irrémédiablement “confondus”, fondus ensemble, indémélables. Revoici le mélange, mais désormais pourvu d’un certain ordre : l’oeuvre m’apparaît, elle cause une impression sensible, puis intelligible. Comme la cause et l’effet sont indissociables, l’oeuvre d’art et le spectateur – ou l’auditeur – le sont également. L’artiste, être conscient, crée quelque chose qui n’existait pas, mais l’oeuvre d’art n’existe véritablement comme telle que par sa contemplation par un autre être conscient, le spectateur. Ce que nous pouvons expliquer – avant de savoir si cela présente un quelconque intérêt -, c’est l’oeuvre d’art en tant que “chose” existante, créée et contemplée. Nous chercherons donc à savoir ce qui a été “mêlé”, “mélangé” pour faire exister l’oeuvre d’art ; et si ce désordre n’est qu’apparent à nos sens et/ou à notre esprit. En synthèse, rendre distinct ce qui apparaît confus.

À quoi bon expliquer ?

Le créateur est-il le mieux à même d’expliquer sa création ?

Avec les notions de cause et d’effet, nous avons pu distinguer deux phases liées à l’oeuvre d’art : la création et la contemplation. La création est la phase de “mélange” par l’artiste pour faire exister l’oeuvre d’art ; la contemplation est la phase de “tentative de démêlage” par le spectateur lorsque l’oeuvre existe en tant que telle. Nous avons donc ici une histoire à deux personnages. Toujours avant de déterminer l’intérêt potentiel ou non d’expliquer une oeuvre d’art, posons-nous la question suivante : “qui explique, et à qui ?”. Voyons d’abord qui serait en mesure d’expliquer l’oeuvre d’art, cette apparition d’une beauté spécifique, produite par une pensée. L’artiste est celui qui crée, qui fait exister l’oeuvre d’art, mais est-il le plus à même de l’expliquer ? Voilà qui n’est pas si sûr, surtout lorsque Alain décrit ainsi la différence entre l’artiste et l’artisan : 

Il reste à dire maintenant en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. (…) Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’oeuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même plus rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature, et s’étonne lui-même. Alain, Système des beaux-arts.

L’artisan à son idée en tête avant de créer une oeuvre ou un objet. Que nous prenions le lit de Platon dans La République ou le coupe-papier de Sartre dans L’existentialisme est un humanisme, chacun de ces objets, lorsqu’il est créé par l’artisan, fait référence à un concept, à une technique de production. Le concept, ce sont les caractéristiques fonctionnelles de l’objet : il est fait selon un plan donné, il est défini par son utilité, sa finalité. La technique, ce sont les matériaux et outils nécessaires, ainsi que le mode d’emploi de ces derniers. L’artiste peut expliquer cette partie technique : le peintre utilise des pigments à l’huile qu’il étale sur la toile avec un pinceau, un couteau à peindre, etc. ; le musicien compose sur une partition dans telle ou telle clé selon le ou les instruments, il définit la mesure en trois, quatre ou un autre nombre de division de temps, il marque le tempo, les nuances, etc. Nous percevons ici que la technique ne nous dit rien sur le fond de l’oeuvre d’art, elle ne nous renseigne que sur la forme. L’artiste peut aussi expliquer l’idée de départ de son oeuvre : il veut peindre un portrait, il veut écrire un concerto pour hautbois. Mais nous n’avons ici encore qu’une explication partielle sur la cause de la cause : ce qui a engendré ou initié l’idée de l’oeuvre. Si l’on en croit Alain, l’artiste est autant spectateur de son oeuvre, dans la phase de création, que le spectateur proprement dit, dans la phase de contemplation. Pour tenter de trouver qui pourrait nous expliquer cette oeuvre d’art, il faut peut-être alors s’intéresser plus à la compréhension qu’à l’explication.

Où expliquer signifie comprendre

Après avoir commencé à examiner qui pouvait nous expliquer une oeuvre d’art, il nous faut ici et maintenant détailler le processus complet qui débute par une explication et se termine par la compréhension. Reprenons l’étymologie de ces deux notions : “explication” vient du latin ex-plicare, déplier, dérouler ; “compréhension” vient du latin com-prehensio, action de saisir ensemble, d’embrasser par la pensée.

Expliquer (ex en latin signifie “hors de”) renvoie à l’extériorité, comprendre (cum en latin signifie “avec”) renvoie à l’intériorité. Godin, Dictionnaire de philosophie pour les Nuls.

L’oeuvre d’art nous est effectivement extérieure : physiquement, extérieure à notre corps – nous la percevons par nos sens – ; mentalement, extérieure à notre esprit – nous nous la représentons par la pensée, l’oeuvre interagit avec elle. Notons que le processus explication-compréhension présente un aspect circulaire et non seulement linéaire : pour pouvoir être en capacité d’expliquer quelque chose, je dois d’abord l’avoir compris, et donc on doit me l’avoir expliqué auparavant, et ainsi de suite. Nous avions défini plus haut le terme “explication” (rendre clair et distinct ce qui est obscur et confus), voici la définition du terme “compréhension” :

Saisie par l’esprit de l’ensemble d’un phénomène, d’un raisonnement, d’une explication, d’un énoncé. Morfaux, Op. cit.

L’explication déroule, démêle, décompose, analyse ce qu’est l’oeuvre d’art, la compréhension rassemble, regroupe, synthétise le phénomène ainsi décrit. Nous retrouvons ici la méthode cartésienne avec les règles d’analyse et de synthèse. Descartes réordonne ce qu’il observe selon ce qu’il appelle “l’ordre des raisons”, qui n’est pas forcément l’ordre perçu en premier (ordre naturel, chronologique, etc.). Chaque chose va dépendre d’une autre suivant un ordre qui n’est identique à ce que la perception va acquérir graduellement par les sens. C’est pourquoi une explication de la chronologie technique d’une oeuvre d’art ne pourrait pas nous aider à la comprendre. Le peintre fait poser son modèle, il esquisse le portrait, puis pose les couleurs. Nous ne pouvons rien connaître du tableau si on nous l’explique ainsi, et pourtant c’est bien le déroulé chronologique de la réalisation du portrait. A la rigueur, notre esprit ne peut concevoir ici qu’un ensemble de couleurs posées sur un support, censé représenter un visage humain. Mais, supposons qu’on nous explique qu’il s’agit du portrait peint au XVIe siècle d’une jeune femme, disposée de trois quarts, les mains croisées, dont le regard semble suivre le spectateur même lorsqu’il se déplace ; un voile noir couvre ses cheveux et le haut de son front, et enfin elle est représentée devant un paysage qui semble évoquer la Toscane. Votre esprit a sans doute déjà deviné depuis plusieurs instants de qui il peut s’agir, sans même avoir évoqué son sourire énigmatique. Cette explication déroule un ensemble d’éléments, dans un ordre donné d’analyse, et peu à peu la compréhension rassemble ces éléments pour se représenter la Joconde de Léonard de Vinci. Ce qui nous était extérieur, avec cette ex-plication, nous devient intérieur, pris avec notre pensée, par la com-préhension. Celui qui peut expliquer l’oeuvre d’art est donc celui qui l’a comprise, ou du moins essayé de le faire en l’analysant. Mais cela ne nous dit toujours pas encore “à quoi bon” comprendre cette explication d’une oeuvre d’art. Nous arrivons donc au “pourquoi” expliquer, corollaire du “pourquoi” comprendre.

Le chaînon manquant

Après avoir examiné le “qui” peut expliquer et le processus d’explication-compréhension, il nous reste enfin à envisager de déterminer “pourquoi” expliquer une oeuvre d’art. Nous avons vu que l’explication permettait de “déplier” quelque chose pour le réagencer selon ce qui s’apparente à “l’ordre des raisons” cartésien. Comprendre, c’est s’approprier cet ordre pour saisir l’ensemble de ce qui est expliqué. Il y a pourtant ici un chaînon manquant : si tout cela nous amène à donner un sens à quelque chose – une oeuvre d’art en l’occurrence -, c’est qu’il faut introduire une interprétation. Le terme “interprétation” vient du latin interpretatio, qui signifie… explication. L’artiste crée une oeuvre, le spectateur la contemple, et pour la comprendre, il a besoin d’un interprète entre lui et l’artiste, qui va lui expliquer l’oeuvre. Nous voyons ici que le “qui” explique n’est pas forcément l’artiste : celui-ci “s’étonne lui-même” de son oeuvre, et, pour une grande partie des artistes, il n’est pas forcément présent pour expliquer, soit qu’il a vécu en d’autres temps, soit qu’il n’a pas le don d’ubiquité. Simone Manon donne cette description de la procédure interprétative :

(…) l’interprétation se donne comme une activité de médiation. Il y a une donnée signifiante et le sens a ceci de singulier qu’il n’existe qu’autant qu’il est compris. Il n’est pas une donnée objective car s’il est rendu présent par une réalité sensible, il est, ce qui au-delà d’elle, doit être approprié par une opération mentale. C’est dire qu’il est toujours à distance et qu’à défaut de sa transparence immédiate, il implique un effort d’interprétation. Si la compréhension était offerte comme une grâce, il n’y aurait pas besoin d’interpréter. Celle-ci procède des difficultés de la compréhension, d’une obscurité première à dissiper. Son enjeu est la compréhension optimale et sa réussite consisterait dans son propre effacement  afin de produire la transparence du sens. Simone Manon, Tout est-il interprétable ?

L’interprétation – ou l’interprète – va nous aider à comprendre au mieux l’oeuvre d’art qui s’expose à nous avec son sens caché, comme le ferait un interprète nous traduisant une langue étrangère et inconnue. Pour bien saisir cette fonction de médiateur qu’endosse l’interprète, nous pouvons nous représenter un concert de musique ou une pièce de théâtre. La partition musicale, même si nous avons la connaissance du solfège, restera en partie inaccessible si nous n’entendons pas son interprétation par un orchestre ou par un soliste : les nuances, le tempo, choisis par les “interprètes” vont nous permettre de mieux accéder à l’oeuvre, expliquée ici toutefois sans les mots du langage courant, mais par celui du langage musical, qui est aussi par ailleurs un système de signes. La pièce de théâtre, médiatisée par la mise en scène, va nous accompagner dans une meilleure compréhension du texte de l’auteur : la tirade des nez de Cyrano de Bergerac prendra une singulière ampleur grâce au jeu des acteurs et aux choix du metteur en scène. L’interprétation, jointe à une explication, va enrichir notablement la compréhension d’une oeuvre picturale. Si nous regardons le tableau Guernica de Picasso sans explications, nous verrons une oeuvre imposante, peinte en noir, blanc et nuances de gris, comprenant des êtres et des choses disposés dans un chaos peu accessible à l’entendement. Lorsque nous comprenons, grâce à l’explication, que Picasso a représenté le massacre perpétré lors du bombardement d’un village durant la guerre d’Espagne, et que l’interprétation des symboles nous permet de distinguer par exemple les éclairs des bombes dans la lumière de l’ampoule située en haut du tableau, beaucoup d’éléments prennent sens. Notons que l’aspect symbolique montre encore que l’artiste n’est pas forcément celui qui va être le plus à même de nous “expliquer”, comme le dit lui-même Picasso :

Ce taureau est un taureau, ce cheval est un cheval. Il y a aussi une sorte d’oiseau, un poulet ou pigeon, je ne me souviens plus, sur la table. Ce poulet est un poulet. Bien sûr, les symboles… Mais il ne faut pas que le peintre les crée ces symboles, sans cela il vaudrait mieux écrire carrément ce que l’on veut dire, au lieu de le peindre. Il faut que le public, les spectateurs, voient dans le cheval, dans le taureau, les symboles qu’ils interprètent comme ils l’entendent. Il y a des animaux : ce sont des animaux, des animaux massacrés. Rudolf Arnheim, The Genesis of a Painting : Picasso’s Guernica.

À lire Picasso, nous pouvons également être notre propre interprète d’une oeuvre d’art. Alors posons-nous à nouveau cette question : “À quoi bon expliquer une oeuvre d’art ?”. L’être humain est un animal doué de raison, comme l’affirme Aristote, et il n’a de cesse, avec sa “raison”, de recherches les “raisons”, le sens de ce qui l’entoure. Cela est dû sans doute en partie aux peurs archaïques des premiers âges, encore présentes au plus profond de nous : il nous faut comprendre, pour ne pas avoir peur et être ainsi rassuré.

L’astrologie a précédé l’astronomie et le devin, le savant. Devant le monde, l’homme commence par rêver. Il est enclin à peupler la nature d’esprits, d’âmes qui, comme lui, pensent, parlent et veulent. Ainsi a-t-il interprété le phénomène physique de la foudre, de l’orage comme la colère des dieux. Il a enchanté le monde en le faisant vivre d’une vie comparable à la sienne. Il faut bien juguler l’angoisse et rien n’est plus efficace que de se sentir en pays de connaissance. S. Manon, Op. cit.

Les philosophes présocratiques (voir Les origines de la Philosophie – L’École ionienne) ont commencé à tenter d’expliquer le monde au moyen de la raison, pour quitter le domaine des mythes où régnaient les seules croyances. Cette quête du sens est infinie, c’est-à-dire qu’elle ne finira jamais : tant qu’un homme voudra comprendre, il exprimera ainsi sa nature profonde en recherche perpétuelle de vérité. Alors oui, il y a du “bon” à expliquer une oeuvre d’art, parce qu’elle augmente notre compréhension du monde qui nous entoure, mais d’abord et avant tout notre compréhension de la pensée d’autrui, lorsque lui-même interprète ce même monde, et nous fait partager cette vision. Et parce que notre nature est de rechercher ce sens, cette vérité, il y a de “l’essentiel” à expliquer une oeuvre d’art, l’oeuvre d’un autrui, d’un semblable.

Conclusion

Au sortir du musée, voilà notre visiteur enrichi intellectuellement de tout ce qu’il a pu comprendre, grâce aux explications obtenues et engrangées dans son esprit. Il est ainsi passé d’un état proche de l’ignorance à celui d’une vérité, au moins entraperçue, de ses oeuvres qui ont jalonnées son parcours culturel dans les longs couloirs de l’art. L’obscur objet de la beauté s’est révélé, soit en partie, soit de manière pleinement claire et distincte, à son esprit. Un être conscient, l’artiste, a fait exister sa création, l’oeuvre d’art, produisant alors de la beauté. Un autre être conscient, le spectateur, a contemplé cette création, d’abord dans une certaine confusion, puis dans la compréhension de la nature propre de l’oeuvre et du sens qu’elle porte en elle. L’analyse de cette oeuvre d’art a démêlé par l’explication le mystère, lui a redonné son contexte historique et a pu de cette façon réordonné la confusion première. La vérité essentielle de l’oeuvre d’art accomplit ainsi ce lien entre deux êtres conscients, entre deux pensées. La beauté artificielle contribue par cette compréhension à humaniser ce monde qui nous entoure, et que le partage des interprétations de chacun enrichit mutuellement. 

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Les différents articles du site.

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Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, août 2019.

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