Bac Philo – III.5. Matière et Esprit – Fiche n° 2. De la Matière, de l’Esprit et des hommes

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Source : Magritte, La Trahison des imagesWikimedia

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie III. La Raison et le Réel – Chapitre 5. Matière et Esprit – Fiche n° 2. De la Matière, de l’Esprit et des hommes

Fiche n° 2 – De la Matière, de l’Esprit et des hommes

Introduction

Dans cette exploration entre matière et esprit, nous allons croiser des conceptions du monde, et notamment du corps et de l’âme, très différentes. L’hylémorphisme d’Aristote va croiser l’atomisme de Lucrèce. Nous découvrirons que les haches ont peut-être une âme, et que ce qui est invisible n’est pas pour autant inexistant. Descartes s’étendra sur le sujet de la matière en cogitant sur sa croisière corporelle. Spinoza délaissera la stéréophonie cartésienne pour affirmer la monophonie de l’âme et du corps, qui ne parlent que d’une seul voix de la distinction de leurs attributs. Enfin, le spirituel Berkeley nous laissera pantois avec un tour inédit de magie philosophique : Abracadabra, que la matière disparaisse !

De la Matière, de l’Esprit et des hommes

Aristote (384-322 av. J.-C.)

Aristote conçoit les choses comme composées de matière, mise en forme pour donner une réalité concrète. C’est la théorie de l’hylémorphisme, dont voici la définition :

[Hylémorphisme :] Désigne la théorie aristotélico-scolastique selon laquelle les corps résultent de deux principes distincts et complémentaire, la matière, hulê, dont la chose est faite (bois, pierre) et la forme, morphê, qui fait qu’une chose est ceci ou cela, soit accidentelle (meuble ou porte, statue ou colonne), soit substantielle (chêne et non sapin, marbre et non granit) ; matière et forme sont respectivement sources des propriétés quantitatives et qualitatives des corps. Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.

Nous voyons ici que cette théorie et ses deux principes, matière et forme, correspondent à toutes les choses inertes ou inanimées : la pierre, marbre ou granit, qui peut prendre la forme d’une statue. Deux notions aristotéliciennes se retrouvent dans cette théorie : l’être en puissance (la matière brute du bloc de marbre ou de la pièce de bois) et l’être en acte (la statue réalisée dans la matière). La théorie peut s’appliquer aux êtres vivants si on ajoute aux deux premiers principes celui du principe vital qu’est l’âme (voir la leçon de philosophie sur le Vivant). La matière est donc ce qui est à l’origine sans forme, et sans vie si nous considérons les êtres vivants. Aristote utilise le terme générique de substance.

Nous exprimons bien un genre particulier de réalités en parlant de substances. Mais celle-ci s’entend comme matière (chose qui, par soi, ne constitue pas une réalité singulière), soit comme aspect ou forme (en vertu de quoi, précisément, on peut parler d’une réalité singulière), soit, troisièmement, comme le composé des deux. Par ailleurs, la matière est puissance, alors que la forme est réalisation […]. [on traduit aussi : “entéléchie”]. Aristote, De l’âme.

Nous retrouvons dans la notion de substance les deux principes de la théorie de l’hylémorphisme : la matière (la substance dont est composée la chose), et la forme particulière dans laquelle la matière, forme en puissance, s’est réalisée pour devenir substance formée, en acte. Aristote donne dix catégories d’attributs (termes) qui peuvent définir les choses ou les êtres.

Chacun des termes qui sont dits sans aucune combinaison indique soit une substance, soit une certaine quantité, soit une certaine qualité, soit un rapport à quelque chose, soit quelque part, soit à un certain moment, soit être dans une position, soit posséder, soit subir. Aristote, Catégories, 1 b.

Prenons l’exemple de la Vénus de Milo, oeuvre exposée à Paris au musée du Louvre, pour illustrer ces catégories :

  • La substance en tant que matière de la Vénus est le marbre ;
  • La quantité de marbre représente un poids d’environ 900 kg ;
  • La qualité est le blanc, couleur du marbre ;
  • Le rapport ou la relation est qu’elle est relative à la déesse Aphrodite (pour les Grecs) ;
  • Le lieu (“quelque part”) est l’île grecque de Milos, où elle fut découverte en 1820 ;
  • Le temps (“un certain moment”) est l’Antiquité grecque ;
  • La position est celle d’une femme debout, dont le poids repose sur la jambe droite ;
  • La possession est sa conservation par le Département des antiquités grecques, étrusques et romaines du musée du Louvre, à Paris ;
  • L’action est la sculpture du bloc de marbre qui a donné forme à la statue ;
  • La passion (“subir”) est que les bras de la statue sont manquants et lui font subir leur absence.

Ainsi, la matière jointe à la forme peut être décrite suivant ces différentes catégories. Notons ici que la méthode de recherche dénommée QQOQC (qui, quoi, où, quand, comment, etc.) reprend ces catégories dans un questionnement permettant une analyse visant l’exhaustivité d’un sujet, problème, etc.

Dans sa définition de la matière, Aristote va examiner en particulier les corps vivants, c’est-à-dire dotés d’une âme. Rappelons la conception aristotélicienne de l’âme, divisée en âme nutritive (les plantes), âme sensible (les animaux), âme rationnelle (l’être humain). L’homme dispose des trois âmes, les animaux des deux premières. Aristote ne distingue pas, comme le fera Descartes plus tard, l’âme et le corps en deux substances distinctes. L’âme est ce qui détermine l’existence d’un être ou sa fonction. Aristote va ainsi donner les exemples d’une hache et de l’oeil.

C’est pourquoi l’on n’a même pas besoin de chercher si le corps et l’âme font un, exactement comme on ne le demande pas non plus de la cire et de la figure, ni, globalement, de la matière de chaque chose et de ce qui a cette matière. Car l’un et l’être, dont on parle effectivement en plusieurs sens, c’est souverainement, la réalisation. En termes généraux, voilà donc ce qu’est l’âme, en effet, qui correspond à la raison. Ce qui veut dire : la détermination qui fait essentiellement de telle sorte de corps ce qu’il est. C’est comme si un quelconque des outils était un corps naturel, par exemple une hache. La détermination qui fait essentielle la hache serait sa substance et son âme s’identifierait à cela Et si l’on mettait cette détermination à part, il n’y aurait plus de hache, sauf de façon purement nominale […]. Si l’oeil, en effet, était un animal, la vue en serait l’âme, car c’est elle la substance de l’oeil qui correspond à la raison, tandis que l’oeil, lui, est matière de la vue. Et, quand cette dernière disparaît, il n’y a plus d’oeil, sauf de façon nominale, comme l’oeil en pierre ou celui qui est dessiné. Aristote, De l’âme.

Si nous séparons “l’âme” de la hache ou de l’oeil, il ne reste plus qu’une sorte d’évocation, à l’instar du tableau de Magritte, intitulé La Trahison des images, qui représente l’image d’une pipe, avec la mention “Ceci n’est pas une pipe”. Nous percevons effectivement l’image d’une pipe en contemplant ce tableau, mais il nous sera impossible d’en sortir une quelconque fumée. Pour fumer cette pipe, il nous faudra nous munir d’une “vraie” pipe, avec sa matière, sa forme et son “âme”, lui permettant d’être bourrée de tabac, allumée et fumée. A toutes fins utiles, fumer cette pipe est mauvais pour la santé physique du corps, contempler la pipe de Magritte n’est pas a priori mauvais pour la santé mentale de l’âme.

On voit donc sans peine que l’âme n’est pas séparable du corps ou qu’elle a des parties qui ne le sont pas, si tant est que la nature l’ait faite morcelable. Car, en certaines parties, elle est réalisation des parties mêmes du corps. Mais, bien évidemment, en certaines autres parties, rien n’empêche la séparation, parce qu’elles ne sont réalisations d’aucun corps. – Cependant, on ne voit pas encore si l’âme est réalisation du corps, en ayant avec lui la relation du navigateur à son navire. Aristote, De l’âme.

L’âme ou esprit pourrait être le pilote dans le navire qu’est le corps dans son ensemble. Descartes réutilisera cette image comme nous le verrons plus loin. Lorsque Aristote évoque une séparation possible, il veut vraisemblablement parler de l’éventualité de pouvoir continuer à vivre après la perte d’une partie du corps : si je me coupe les cheveux, je devrais y survivre, sauf à être tel Samson dont les attributs capillaires étaient liés à sa puissance d’agir. En synthèse, matière et esprit (ou âme) sont une même substance pour Aristote. Il s’en est fallu d’un cheveu.

Lucrèce (98-55 av. J.-C.)

La doctrine atomiste de Lucrèce se fonde sur celle d’Épicure (voir l’article Lucrèce – La théorie atomiste d’Épicure). Cette conception reprend les théories des penseurs présocratiques, dénommés “physiciens”, pour qui la nature devait s’expliquer par le raisonnement et non plus par l’action des dieux décrite dans les mythes (voir l’article Les origines de la Philosophie – L’École ionienne). La nature toute entière est faite d’atomes. Cela peut sembler une évidence à nos esprits du XXIe siècle, forgés par l’ère atomique et sa puissance effroyable. Pourtant, cette théorie atomiste remonte à des siècles avant les découvertes scientifiques modernes liées à l’atome. Avec Épicure, nous sommes au IVe siècle, et avec Lucrèce au Ier siècle, le tout avant J.-C. Voici comment Lucrèce décrit la matière, et ce faisant l’esprit.  

Il n’y a que deux sortes de corps : les atomes et les composés de ces atomes. L’atome, aucune force ne parvient à le détruire : son corps solide lui assure enfin la victoire. Lucrèce, De la nature des choses.

La nature est donc faite des éléments les plus simples que sont les atomes, indivisibles. Ces atomes se rassemblent pour former des corps composés. L’atome possède cette caractéristique d’être indestructible, autrement dit immortel. Les atomes ont aussi la capacité de se mouvoir, il faut donc qu’il existe quelque chose dans lequel ce mouvement peut s’accomplir : c’est le vide.

Puisque nous avons découvert une double nature bien différente de ses composants, le corps et le vide où toute chose s’accomplit, il faut que chacun d’eux existe par soi, pur. Là où l’espace que nous nommons le vide est vacant, il n’y a point de corps ; en revanche, là où se tient le corps, il n’existe absolument pas de vide. Ibid.

Dans ce vide, les atomes se déplacent, et certains composent des corps. L’espace occupé par ces corps se délimite par rapport au vide dans lequel ils évoluent. Ainsi les corps se forment, se composent et se décomposent, à partir des atomes. La doctrine de Lucrèce se fonde sur deux principes : “rien ne naît de rien” ; “rien ne retourne au néant”. Ce qui signifie, puisque les atomes sont immortels, que ce sont seulement les corps qui se composent et décomposent à partir d’eux. Il reste à examiner la place de l’esprit dans toute cette matière faite d’atomes. Lucrèce différencie l’âme et l’esprit par leur fonction, mais par pas leur essence originelle atomique.

Tous deux [l’âme et l’esprit] sont corporels, puisqu’ils meuvent le corps. Ils gouvernent tout l’homme, ils tendent ses ressorts, Le tirant du sommeil, lui faisant son visage, tous faits où du toucher tu reconnais l’ouvrage. Sans toucher, point de choc ; sans corps, point de toucher ; à cet enchaînement tu ne peux t’arracher. Confesse donc que l’âme et l’esprit sont matière ; le corps d’ailleurs contient leur force tout entière ; ce qu’ils font, c’est en lui, c’est par lui qu’ils le font. Ibid.

L’âme et l’esprit exercent une action sur la matière qu’est le corps, parce qu’eux-mêmes sont aussi matière. La physique est ici maîtresse de toute chose, y compris l’âme. Et l’objection qui pourrait être faite en faveur de l’immatérialité de l’âme, puisque nous nous pouvons pas la percevoir, est rejetée par Lucrèce. Il existe en effet des corps invisibles, mais qui sont pourtant fait aussi de matière, donc d’atomes. Nous ne pouvons pas les percevoir parce que nos sens ne sont pas assez affinés pour cela. Nous percevons pourtant les effets de ces choses qui, en elles-mêmes, échappent à nos capacités de perception.

Mais de peur que tu n’ailles te défier de mes paroles parce que les principes des choses échappent à notre vue, considère enfin les corps dont tu dois admettre l’existence réelle et pourtant invisible. Le vent d’abord : il cingle la mer en rafales, coule les grands navires et chasse les nuées, parfois il court en trombe à travers les plaines, les jonche de grands arbres ou dévaste les hauteurs d’un souffle, fléau des forêts. Ibid.

Si nos sens éprouvent des limites matérielles, Lucrèce fait preuve ici d’une capacité visionnaire étonnante. Nos yeux ne peuvent pas percevoir l’air puisqu’il nous semble transparent. Pourtant, l’atmosphère que nous respirons est composé d’atomes d’azote, d’oxygène, de dioxyde de carbone et autres gaz. Elle est même composée de vapeur d’eau. L’essentiel est invisible pour les yeux, nous dirait dans d’autres circonstances le renard du Petit Prince.

René Descartes (1596-1650)

Descartes voit le monde avec des yeux de géomètre. La matière est une substance dont le seul attribut est l’étendue : la longueur, la largeur, la hauteur, la profondeur définissent les choses matérielles, rien d’autre.

Que ce n’est pas la pesanteur, ni la dureté, ni la couleur, etc. qui constitue la nature du corps, mais l’extension seule. Descartes, Principes de la philosophie, II, 4.

Nous constatons la “pesanteur”, autrement dit le poids, la dureté et la couleur d’une chose par nos sens. Pourtant, si nous ne soupesons, ni ne touchons, ni ne regardons une chose, elle sera malgré cela toujours là, dans l’espace, l’étendue, l’extension qu’elle occupe. En dehors de l’érosion naturelle qui va modifier ses dimensions, le mont Blanc reste une montagne même si nous n’y pensons pas ou si nous ne le contemplons pas. Et même si nous n’existions pas, le mont Blanc resterait cette montagne, sans se soucier d’ailleurs qu’on le qualifie de blanc, de brun ou de toute autre couleur. En termes de matière, l’exemple célèbre de Descartes, qui occupe le Best of de son oeuvre avec la découverte du Cogito, est celui du morceau de cire de la seconde Méditation. Descartes examine les modifications que subit un morceau de cire selon la température chaude ou froide : la cire froide était dure, chauffée elle devient molle ; elle change de couleur, d’odeur, etc. Malgré tous ces changements perceptibles, la cire reste de la cire. Pour Descartes, la matière est un objet de l’entendement et non des sens. C’est parce que notre esprit peut concevoir la matière qu’est la cire que nous pouvons juger qu’elle reste de la cire malgré les changements que perçoivent nos sens. C’est aussi l’exemple également célèbre, toujours dans la seconde Méditation, des hommes-spectres mus par ressort qu’il observe depuis sa fenêtre. Grâce à son jugement, Descartes sait que ce sont des hommes, et non des automates dont il ne perçoit que les chapeaux, les manteaux et les mouvements. Nous avons évoqué le Cogito : Descartes découvre qu’il existe parce qu’il est une chose qui pense. Après la matière, voyons comment il conçoit l’esprit.

Et partant, de cela même que je connais avec certitude que j’existe, et que cependant je ne remarque point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. Et quoique peut-être […] j’aie un corps auquel je suis très étroitement conjoint ; néanmoins, parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui. Descartes, Méditations métaphysiques, VI.

Descartes est un partisan du dualisme (voir cette notion dans le Carnet de Vocabulaire). Nous venons de voir que pour lui, les choses matérielles se caractérisent par l’étendue. Le corps est une substance matérielle, dont l’unique essence est par conséquent l’étendue. Avec le Cogito, il découvre qu’il est une chose pensante : chaque fois qu’il pense à cette phrase “Je suis ; j’existe”, il a la certitude d’être. L’essence de la chose pensante est, lapalissade oblige, la pensée. La chose pensante diffère donc de la chose corporelle, matérielle, qui elle ne pense pas mais s’étend. La chose pensante, c’est l’esprit, c’est-à-dire l’âme qui use de son entendement pour réaliser son unique essence qu’est la pensée. Nous sommes donc composés de deux substances : le corps, substance matérielle dont l’attribut est l’étendue ; l’âme, substance spirituelle dont l’attribut est la pensée. Ces deux substances sont bien distinctes, mais aussi “très étroitement” unies.

La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Descartes, Méditations métaphysiques, VI.

Nous avons vu plus haut le questionnement d’Aristote sur la possible relation de l’âme, comme navigateur, à son navire que serait le corps. Rappelons que le philosophe grec antique conçoit l’âme et le corps comme une seule entité : l’âme est ce qui détermine le corps, mais n’est pas distincte de lui. Descartes reprend l’image du navigateur, mais il l’adapte à sa conception dualiste. Il garde la distinction entre l’âme et le corps, tout en soulignant leur lien si étroit que l’un et l’autre forme une totalité. Après Aristote, c’est avec Lucrèce et les atomistes que Descartes va entrer en contradiction. 

Pour ce qui est du vide, au sens que les philosophes prennent ce mot, à savoir, pour un espace où il n’y a point de substance, il est évident qu’il n’y a point d’espace en l’univers qui soit tel, parce que l’extension de l’espace ou du lieu intérieur n’est point différente de l’extension du corps. Descartes, Principes de la philosophie, II, 16.

Il est aussi très aisé de connaître qu’il ne peut y avoir des atomes, ou des parties du corps qui soient indivisibles, ainsi que quelques philosophes l’ont imaginé. […] C’est pourquoi nous dirons que la plus petite partie étendue qui puisse être au monde peut toujours être divisée, parce qu’elle est telle de sa nature. Descartes, Principes de la philosophie, II, 20.

Selon Descartes, il n’y a ni vide, ni atomes indivisibles. Là où il y aurait du vide, il n’y aurait pas de substance. Hors, même si l’espace était vide, il aurait toujours l’attribut de l’étendue, puisqu’il est espace : le vide s’étendrait en longueur, largeur, hauteur et profondeur. L’attribut de l’étendue étant indissociable de la matière, le vide serait donc une substance, et ne pourrait alors être vide. Quant aux atomes, il semble inconcevable à Descartes que la plus petite partie étendue ne soit pas encore divisible en une plus petite partie. Son argument tient à la puissance infinie du divin : si Dieu a créé une matière si petite qu’aucune créature ne pourrait la diviser, la puissance infinie de Dieu lui permettrait de la diviser encore. Nous sommes ici dans un domaine similaire à celui de la preuve ontologique de l’existence de Dieu (voir la notion de preuve ontologique dans le Carnet de Vocabulaire). Descartes conçoit Dieu comme un être souverainement parfait, autrement dit doté de toutes les perfections. Si Dieu était privé du pouvoir de diviser la matière autant qu’il le veut, il ne serait plus parfait, puisque sa puissance en serait diminuée. Dieu étant souverainement parfait, il peut donc diviser la matière la plus petite jusqu’à l’infini : les atomes indivisibles de Lucrèce ne peuvent pas exister selon cette conception cartésienne. Le vide est plein ; indivisible n’est pas divin.

Baruch Spinoza (1632-1677)

A l’opposé de Descartes le dualiste, Spinoza est un tenant du monisme (voir cette notion dans le Carnet de Vocabulaire) : l’âme et le corps ne sont qu’une seule substance. Dans son Éthique, Spinoza va même plus loin : il n’y a qu’une seule substance, Dieu, c’est-à-dire la Nature. Il conserve l’attribut de la pensée pour l’âme, et celui de l’étendue pour le corps. Mais ces deux modes d’existences ne sont que des modes qu’exprime la substance unique : Dieu est cause de toutes choses. La distinction entre l’âme et le corps se limite donc à leurs attributs.

Ni le Corps ne peut déterminer l’Âme à penser, ni l’Âme le Corps au mouvement ou au repos ou à quelque autre manière d’être que ce soit (s’il en est quelque autre). Spinoza, Éthique, III, proposition II.

Le corps et l’âme sont indépendants l’un de l’autre parce que leurs attributs sont distincts : la Pensée pour l’âme, l’Étendue pour le corps. Comme nous l’avons mentionné plus haut, il n’y a qu’une seule substance, Dieu/la Nature, et les attributs de la Pensée et de l’Étendue sont des modes d’expression de la substance unique, cause de toutes choses.

Tous les modes de penser ont Dieu pour cause en tant qu’il est chose pensante, non en tant qu’il s’explique par un autre attribut. Ce donc qui détermine l’Âme à penser est un mode du Penser et non de l’Étendue, c’est-à-dire que ce n’est pas un Corps […]. De plus, le mouvement et le repos du Corps doivent venir d’un autre corps qui a également été déterminé au mouvement et au repos par un autre, et, absolument parlant, tout ce qui survient dans un corps a dû venir de Dieu en tant qu’on le considère comme affecté d’un mode de l’Étendue et non d’un mode du Penser […]. Ibid.

Spinoza dit à nouveau la distinction des attributs de l’âme et du corps : le mouvement et le repos sont liés uniquement au corps, tout comme le fait de penser est lié uniquement à l’âme. Il y a une autre conséquence au caractère unique de la substance cause de toutes choses : nous sommes dépourvus de libre-arbitre (voir cette notion dans le Carnet de Vocabulaire).

[…] certes les affaires des hommes seraient en bien meilleur point s’il était également au pouvoir des hommes tant de se taire que de parler, mais, l’expérience l’a montré surabondamment, rien n’est moins au pouvoir des hommes que de tenir leur langue, et il n’est rien qu’ils puissent moins faire que de gouverner leurs appétits ; et c’est pourquoi la plupart croient que notre liberté d’action existe seulement à l’égard des choses où nous tendons légèrement, parce que l’appétit peut en être aisément contraint par le souvenir de quelque autre chose fréquemment rappelée ; tandis que nous ne sommes pas du tout libres quand il s’agit de choses auxquelles nous tendons avec une affection vive que le souvenir d’une autre chose ne peut apaiser. […] C’est ainsi qu’un petit enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite. Un homme en état d’ébriété aussi croit dire par un libre décret de l’Âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l’enfant et un très grand nombre d’individus de même farine croient parler par un libre décret de l’Âme, alors cependant qu’ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont à parler. Ibid.

Nous croyons avoir le pouvoir de choisir, la faculté de nous déterminer à accomplir ou non un acte. Nous sommes convaincus ainsi de pouvoir exercer notre libre-arbitre, c’est-à-dire d’être la cause, voire la seul cause, de nos décisions et de nos actes. Hors, nous avons vu que, pour Spinoza, il n’y a avait qu’une seule cause de toutes choses : Dieu. Il est donc tout autant illusoire d’imaginer que nous agissons et décidons par nous-mêmes, que pour une pierre qui tombe de s’imaginer qu’elle est libre dans sa chute. Nous sommes gouvernés par nos appétits – nos désirs – et nullement gouverneur de ces appétits. L’âme et le corps étant indissociables, le corps agit sur les appétits de l’âme. Même si nous sommes conscients de ces appétits, de ces désirs, il reste que nous en ignorons le plus souvent la véritable cause, qui n’est pas notre libre-arbitre, mais la seule substance unique qu’est Dieu, c’est-à-dire la Nature.

George Berkeley (1685-1753)

La locution latine Esse est percipi aut percipere, qui signifie “Être, c’est être perçu ou percevoir” résume classiquement la doctrine de Berkeley : l’immatérialisme. Cette doctrine nie l’existence de la matière. La seule réalité est celles de nos idées. Mais la particularité d’une idée c’est qu’elle n’existe que s’il existe un esprit qui la conçoit. 

On accorde aux idées du sens plus de réalité en elles, c’est-à-dire qu’elles sont plus fortes, plus ordonnées et cohérentes que les créations de l’esprit ; mais ce n’est pas une raison pour qu’elles existent hors de l’esprit. Elles sont aussi moins dépendantes de l’intelligence, ou substance pensante, qui les perçoit, en ce qu’elles sont provoquées par la volonté d’une autre intelligence plus puissante. Cependant, ce sont toujours des idées, et assurément aucune idée, qu’elle soit faible ou forte, ne peut exister autrement que dans un esprit qui la perçoit. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, 33.

Les choses dites réelles ne sont que des idées dans notre esprit : il n’existe donc pas de matière hors de notre pensée. Berkeley ne reconnaît même pas la limitation faite par Descartes à la matière en tant que substance étendue, hors des qualités que nous lui attribuons au moyen de nos sens. Le morceau de cire de Descartes n’avait pas en lui-même les attributs de pesanteur, de dureté ou de couleur, mais il avait une étendue, une extension dans l’espace. Avec Berkeley, cette étendue disparaît et il ne subsiste du morceau de cire que l’idée que notre esprit peut en forger.

Bref, s’il y avait des corps extérieurs, il est impossible que nous parvenions jamais à le savoir ; et s’il n’y en avait pas, nous pourrions avoir exactement les mêmes raisons que nous avons maintenant de penser qu’il y en a. Ibid., 20.

Bref, ce que vous êtes en train de lire, de même que le support que vous utilisez pour le lire – un papier imprimé, un écran d’ordinateur ou de smartphone -, tout cela n’existe que dans votre esprit. Reste à pousser l’hypothèse de Berkeley jusqu’à la limite de savoir si mes impôts sur le revenu sont assez immatériels pour que je me hasarde à ne pas les payer, puisqu’ils n’existent que dans mon esprit, comme sans doute le percepteur immatériel qui me les réclame.

En bref/L’essentiel

Aristote :

  • Les corps sont composés de deux principes : la matière et la forme, ce sont des composés hylémorphiques ;
  • L’âme ou esprit n’est pas séparé de la matière qu’est le corps, l’âme détermine l’essence de la matière mise en forme (comme “l’âme” de la hache détermine sa fonction de hache), mais l’esprit et la matière sont une seule substance.

Lucrèce :

  • Tout est matière, et la matière est constituée d’atomes indivisibles ou de corps composés d’atomes ;
  • L’âme et l’esprit sont de la matière, même s’ils sont invisibles à nos perceptions, comme peut l’être le vent.

Descartes :

  • La matière est une substance dont le seul attribut est l’étendue, l’esprit est une substance dont le seul attribut est la pensée ;
  • Descartes est dualiste :l’âme ou esprit est distincte du corps, chose matérielle, même si les deux sont très étroitement unis.

Spinoza :

  • Spinoza est moniste : il n’y a qu’une seule substance : Dieu, autrement dit la Nature, qui est la cause de toutes choses ;
  • L’esprit n’est pas distinct du corps-matière, seuls leurs attributs (la pensée pour l’esprit ; l’étendue pour le corps) sont distincts.

Berkeley :

  • “Être, c’est être perçu ou percevoir” ;
  • La doctrine de Berkeley est l’immatérialisme : rien n’existe en dehors de nos idées, il n’y a aucune réalité hors de notre esprit.

Thème et notions connexes

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La Raison et le Réel Théorie et Expérience

La Démonstration

L’Interprétation

Le Vivant

La Matière et l’Esprit

La Vérité

1. La Matière et l’Esprit – De quoi parlons-nous ?

2. De la Matière, de l’Esprit et des hommes

3. Matière et Esprit – Platon, Le Corps prison de l’Âme

4. Matière et Esprit – Bibliographie

Voir aussi

Les différents articles du site.

Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, mars 2020.