Bac Philo – III. La Raison et le Réel – Fiche n° 2.a. De la Raison, du Réel et des hommes – De Platon à Descartes

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Source : Illustration des dioptriques de Descartes – Wikipedia

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie II. La Raison et le Réel – Fiche n° 2.a. De la Raison, du Réel et des hommes – De Platon à Descartes

Fiche n° 2.a. De la Raison, du Réel et des hommes – De Platon à Descartes

Introduction

Dans ce premier volet sur les notions de Raison et de Réel, nous allons commencer par l’homme de la Caverne, Platon et ses Idées éternelles qui sont pour lui le véritable réel. Aristote nous montrera comment est composée l’âme et ce qui rend l’être humain unique. Cicéron décrira la faculté de raisonner et ses différentes composantes. Thomas d’Aquin distinguera vérités de raison et vérités de foi, pour que la philosophie ne soit plus la servante de la théologie, mais sous conditions. Enfin, Descartes nous parlera avec bon sens et méthode.

De la Raison, du Réel et des hommes – De Platon à Descartes

Platon (427-347 av. J.-C.)

Les notions de réel et de réalité convoquent naturellement un des grands classiques de la philosophie : l’allégorie de la caverne de Platon. Dans le livre sixième de la République, le disciple de Socrate évoque les naturels philosophes (voir l’article Platon, République VI – Les naturels philosophes) et l’Idée du Bien. Platon divise le monde en deux : le monde sensible que nous percevons par nos sens, qui n’est que changement et apparence ; et le monde intelligible, celui des Idées, qui est la véritable réalité. Les Idées sont les essences immuables, éternelles : le Beau, le Juste, etc. L’Idée suprême est le Bien, symbolisé par le soleil. Ainsi, ce que nous voyons par nos yeux – la vision des sens – n’est qu’apparence et mensonge, et ce que nous voyons avec l’esprit – la vision de l’âme – est la vérité des Idées.

Ce principe qui aux objets de connaissance procure la réalité et qui confère au sujet connaissant le pouvoir de connaître, déclare que c’est la nature du Bien ! Représente-la-toi comme étant cause du savoir et de la réalité, il est vrai en tant que connue […]. Savoir et réalité, d’autre part, sont analogues à ce qu’étaient, dans l’autre cas [la vision des sens], lumière et vue : s’il était correct de les tenir pour apparentés au soleil, admettre qu’ils soient le soleil lui-même manquait de correction ; de même, ici encore, ce qui est correct, c’est que savoir et réalité soient, l’un et l’autre, tenus pour apparentés au bien ; ce qui ne l’est pas, c’est d’admettre que n’importe lequel des deux soit le Bien lui-même ; la condition du Bien a droit au contraire d’être honorée à un plus haut rang ! Platon, La République, livre VI, 508 e-509 a.

La réalité pour Platon est synonyme de “vérité de l’existence” (note de l’édition des oeuvres complètes de Platon, Bibliothèque de la Pléiade). Est réel ce qui existe véritablement. C’est ainsi que l’Idée suprême du Bien existe réellement, dans le monde intelligible, le seul qui soit vrai, donc qui soit réel. Le savoir – qui nous permet de connaître les objets réels – et la réalité – ce qui existe vraiment – participent de l’Idée du Bien. En d’autres termes, si le Bien n’existait pas, nous ne pourrions ni savoir ce qu’est la réalité, ni même connaître la vérité de son existence., Bref, si le Bien n’existait pas, il faudrait l’inventer, au sens de celui qui trouve un trésor caché, et qui en devient l’inventeur. Sans Bien, pas de réel, mais uniquement des apparences trompeuses.

Après quoi, repris-je, figure-toi, en comparaison avec une situation telle que celle-ci, la condition de notre propre nature sous le rapport de la culture ou de l’inculture. Ibid., livre VII, 514 a.

Ainsi débute le livre septième de La République. Cette phrase introduit la présentation du “mythe de la caverne”. Soulignons ici l’utilisation du terme “mythe”, qui semble paradoxal lorsque nous cherchons à établir une réalité ou une vérité. Les penseurs présocratiques (voir l’article Les origines de la Philosophie – L’École ionienne) ont voulu se dissocier du classique récit mythologique utilisé pour décrire le monde et sa réalité, en cherchant à le comprendre par l’usage de la raison, et non de la croyance. Platon, qui lutte contre l’ignorance, prône, à la suite de son maître Socrate, d’utiliser la fonction raisonnante de l’âme (voir l’article Platon, République IV – La tripartition de l’âme). Pourquoi dès lors revenir au récit d’un mythe ? Voici l’explication limpide qu’en donne Simone Manon :

Le mythe ne doit pas davantage être confondu avec une allégorie. Une allégorie est un récit ou un tableau présentant sous la forme d’un symbolisme concret des idées abstraites. L’allégorie utilise les ressources de la métaphore mais pour représenter par le moyen d’images des idées abstraites, il faut être à l’étage de la pensée conceptuelle. C’est clair chez Platon dont l’œuvre articule, avec bonheur, le développement spéculatif d’une idée et la mise en scène symbolique de la même idée sous la forme d’un « mythe » qui est en réalité une allégorie. Les « mythes » platoniciens ont ainsi un auteur qui sait exactement ce qu’il veut figurer et leur transposition dans le langage de la rationalité peut s’effectuer méthodiquement. Ce n’est pas le cas des mythes. Culture des peuples de tradition orale, on ne peut pas leur assigner un auteur précis. Toujours récits d’une origine, ils narrent des événements qui se sont passés dans un temps d’avant le temps avec des protagonistes qui sont des êtres imaginaires, des héros, des dieux, des ancêtres. Ils ont bien une fonction explicative mais sur un mode irréductible aux principes de l’explication rationnelle. Simone Manon, Qu’est-ce qu’un mythe ?

Le “mythe” de la caverne cherche donc à nous faire comprendre par une métaphore ce qu’est la véritable réalité, celle du monde intelligible des Idées. Voici une synthèse de cette “allégorie”. Des prisonniers sont enchaînés dans une caverne depuis leur enfance. lls ne peuvent voir que les ombres d’objets, projetées sur la paroi qui leur fait face. D’autres hommes utilisent un feu situé derrière les prisonniers pour projeter, comme des marionnettes, des statuettes et des objets, qui forment les ombres sur la paroi. Les prisonniers sont persuadés que la réalité se résume à ces ombres : les ombres sont le seul réel qu’ils connaissent. Un des prisonniers est délivré de ses chaînes. Il découvre alors que les ombres de la paroi sont les objets projetés par les “marionnettistes”. Ce monde nouveau lui paraît alors plus vrai que son ancien réel. Il est ensuite conduit à l’extérieur de la caverne, dans la région qui lui est supérieure. Cette région située au-dessus de la caverne est le monde véritable qui comprend la terre, les êtres vivants, le ciel et les corps célestes. Peu à peu, le prisonnier parvient à regarder ce monde réel, jusqu’à pouvoir contempler le soleil, symbole de l’Idée du Bien. L’allégorie se termine avec le retour du prisonnier dans la caverne, où l’attend un destin funeste. Ce récit décrit d’une part l’ignorance des hommes qui ne fondent leur savoir que sur des opinions (les ombres projetées), et sont persuadés que leur croyance est la réalité ; et, d’autre part, le chemin vers la connaissance véritable au moyen de la philosophie. Le philosophe en “apprentissage” découvre d’abord son ignorance : il sait qu’il ne sait pas, tel Socrate proclamant son constat d’ignorance. Puis, il progresse vers la vérité du monde intelligible des Idées. Il acquiert peu à peu “savoir et réalité”. En usant de la vision de l’âme, il parvient à la “vérité de l’existence”, à la véritable réalité, jusqu’à l’Idée suprême du Bien. Le philosophe accède à la vérité, autrement dit au réel.

Aristote (384-322 av. J.-C.)

Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote cherche à définir “l’office de l’homme”, termes traduits aussi par la “fonction propre de l’homme”. Il donne ainsi les exemples des fonctions de différents métiers et des actions que chacun doit exécuter : le flûtiste joue de la flûte, le menuisier produit des objets en bois, le cordonnier fabrique des chaussures. L’homme, en dehors de ses fonctions liées à des métiers, n’aurait-il aucune fonction propre ? Les organes dont l’homme est composé ont chacun une fonction : la vision pour l’oeil, la main pour saisir, le pied pour se tenir debout et marcher. Au-delà des organes qui le composent, l’homme a-t-il une fonction qui lui est propre, en tant qu’homme ? Voici la réponse d’Aristote :

Vivre, en effet, constitue manifestement un office qu’il a en commun même avec les plantes ; or on cherche ce qui lui est propre ; il faut donc écarter la vie nutritive ou de croissance. D’autre part, il y aurait, à sa suite, une certaine vie sensitive ; mais manifestement, elle aussi, est commune au cheval, au boeuf et à tout animal. Reste donc une certaine vie active à mettre au compte de ce qu’il a de rationnel, c’est-à-dire ce qui, d’un côté, obéit à la raison et, de l’autre, la possède et réfléchit. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1097 b – 1098 a.

Il décrit ici les trois sortes d’âme qui caractérisent les être vivants dont l’homme :

  • L’âme nutritive : celle des plantes qui se nourrissent et croissent ;
  • L’âme sensitive : celle des animaux qui perçoivent avec les sens ;
  • L’âme rationnelle : spécifique à l’homme.

L’âme nutritive est commune aux plantes, aux animaux et à l’homme ; l’âme sensitive est commune aux animaux et à l’homme. Seul l’homme a une âme rationnelle : l’homme est un animal doué de raison. L’activité rationnelle est donc la fonction propre de l’homme, son “office”. Aristote ajoute que, même si tous les hommes disposent de la faculté de raisonner, celle-ci ne suffit pas pour qu’ils s’en servent au mieux. Il fait l’analogie avec un joueur de cithare : la fonction d’un cithariste est de jouer de la cithare, mais un bon cithariste sera supérieur aux autres, parce qu’il aura acquis la vertu “d’en bien jouer”. Ainsi, l’homme vertueux accomplira au mieux ce pour quoi il est fait, sa fonction propre d’être doué de raison. Mais devenir vertueux en raison prend du temps, comme nous en avertit Aristote :

Encore faut-il que ce soit dans une existence qui atteint sa fin, car une seule hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu’un seul beau jour. Or de la même façon, la félicité et le bonheur ne sont pas donnés non plus en un seul jour, ni même en peu de temps. Ibid., 1098 a.

Comme le chante Pierre Perret, “Le bonheur c’est toujours pour demain”. Gardons-nous malgré tout de procrastiner, en philosophant sans attendre dès aujourd’hui.

Cicéron (106-43 av. J.-C.)

Pour Cicéron, philosophe stoïcien, la raison en tant que “faculté de raisonner discursivement, de combiner des concepts et des propositions” (Lalande) est le propre de l’homme. Dans son ouvrage Des Lois (De Legibus en latin), il expose les principes politiques qui fonde le droit. Parmi ceux-ci, il démontre l’existence d’un droit naturel universel, qui repose sur les facultés innées de l’être humain, dont la faculté de raisonner, commune à tous les hommes.

Sans doute ce sont de grandes questions Que je touche ici en passant; mais de toutes celles qui sont livrées à la discussion des sages, il n’en est assurément aucune de supérieure à cette vérité bien comprise, que nous sommes nés pour la justice, et que le droit n’a point été établi par l’opinion, mais par la nature. Cette vérité paraîtra à découvert, si vous considérez la société et la liaison des hommes entre eux. Rien en effet n’est si réciproquement semblable, rien n’est si pareil que nous le sommes tous les uns aux autres. Si la dépravation des coutumes, la diversité des opinions, ne fléchissait pas, ne tournait pas la faiblesse de nos esprits au gré d’un premier mouvement, personne ne serait aussi semblable à lui-même que tous le sont à tous. Aussi, quelque définition qu’on donne de l’homme, elle vaut pour tous les hommes: ce qui prouve assez qu’il n’y a point de dissemblance dans l’espèce; car s’il y en avait, la même définition ne renfermerait pas tous les individus. La raison en effet, par qui seule nous l’emportons sur les bêtes, la raison par qui nous savons induire, argumenter, réfuter, établir, prouver, conclure, est assurément commune à tous, différente en tant que science, pareille comme faculté d’apprendre. De plus, nous saisissons tous les mêmes choses par les sens, et de ce qui frappe les sens de l’un les sens de tous les autres sont frappés; ces intelligences ébauchées dont j’ai parlé, et qui sont imprimées dans les âmes, le sont également dans toutes; la parole est pour l’esprit un interprète qui, s’il diffère dans les mots, s’accorde dans les pensées: enfin, il n’y a point d’homme d’une nation quelconque qui, ayant une fois pris la nature pour guide, ne puisse parvenir à la vertu. Cicéron, Des Lois, livre I, X.

Si l’homme, lorsqu’il se regroupe en société, peut devenir différent d’autres hommes par ses “coutumes” ou par ses “opinions”, nous sommes tous semblables par notre nature. L’essence de l’homme, sa nature propre, sa “définition”, est de disposer de la faculté de raisonner. Cette faculté est ce qui nous différencie des autres êtres vivants non humains. Examinons comment Cicéron décrit la faculté de raisonner. Il énumère plusieurs types de raisonnement, sous forme d’actes (la forme infinitive des verbes est utilisée dans la traduction en français, pour décrire des actions) : “induire, argumenter, réfuter, établir, prouver, conclure”. 

L’induction est, étymologiquement, l’action de conduire vers (latin inductio). C’est un raisonnement qui va de la connaissance des faits à celle des lois, qui déterminent “une relation universelle valable pour tous les temps, tous les lieux et tous les esprits” (Morfaux). Nous retrouvons ici la notion d’un principe commun à tous, universalisable,, dépassant les différences de coutumes ou d’opinions. 

L’argumentation est un raisonnement présenté sous la forme d’éléments coordonnés logiquement entre eux – les arguments -, et qui vise à prouver ou à réfuter une proposition ou une théorie. Les dialogues socratiques sont un exemple d’argumentation conduites en vue de démontrer ou non une proposition. C’est l’échange entre Socrate et Calliclès dans le Gorgias : Socrate argumente sur la vie du sage en utilisant la métaphore des tonneaux bien remplis de denrées rares, et qui vit tranquillement sans la crainte de perdre ce qui le rend heureux ; Calliclès vante la vie de jouissance où l’on “verse et on reverse autant qu’on peut dans son tonneau” et qualifie l’existence du sage, aux tonneaux pleins, de vie de pierre (voir la leçon de philosophie sur le Désir). 

La réfutation est un “raisonnement visant à prouver qu’une thèse donnée est fausse” (Lalande). Socrate, grand chercheur de vérité, donnait ainsi cette position paradoxale a priori d’apprécier que ces arguments soient réfutés :

Veux-tu savoir quel type d’homme je suis ? Eh bien, je suis quelqu’un qui est content d’être réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu’un qui a aussi plaisir à réfuter quand ce qu’on me dit n’est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins d’être réfuté que de réfuter. En fait, j’estime qu’il y a plus grand avantage à être réfuté, dans la mesure où se débarrasser du pire des maux fait plus de bien que d’en délivrer autrui. Parce qu’à mon sens, aucun mal n’est plus grave pour l’homme que de se faire une fausse idée des questions dont nous parlons en ce moment. Platon, Gorgias.

La réfutation est un bienfait pour Socrate, car elle le débarrasse “du pire des maux” qu’est l’ignorance absolue (voir l’article Platon, Timée ou De la Nature – Les maladies de l’âme). Dans l’état d’ignorance absolue, nous ne savons pas que nous ne savons pas, mais nous sommes persuadés que nous savons. Prenons un exemple pour bien saisir ce qu’est l’ignorance absolue. Si je suis certain que la Terre est plate, je sais quelque chose, mais ce quelque chose est faux : tout démontre scientifiquement que la Terre est ronde. Je suis donc dans un état d’ignorance absolue : je ne sais pas que je ne sais pas, mais je suis persuadé de savoir que la Terre est plate. 

Établir vient du latin stabilire, qui signifie affermir, maintenir solide, soutenir, étayer (cnrtl.fr). C’est, par un argumentation “solide”, “démontrer, prouver la vérité, la réalité, la valeur de quelque chose” (Ibid.). Prouver, c’est “établir” la preuve qu’une proposition est vraie. Quand Descartes veut établir la preuve de l’existence de Dieu, il effectue sa démonstration avec la preuve ontologique de l’existence de Dieu (voir cette expression dans le Carnet de Vocabulaire). Dieu est un être souverainement parfait, donc il possède toutes les perfections possibles. Exister est une perfection, donc Dieu la possède, et donc Dieu existe nécessairement puisqu’il est souverainement parfait.

Enfin, conclure est ce qui achève un raisonnement, qui termine l’argumentation après avoir établi la preuve de la vérité d’une ou plusieurs propositions. C’est le cas du syllogisme, qui consiste en un raisonnement logique, composé de deux prémisses (propositions), dont on tire une conclusion, qui achève alors les raisonnement. Le plus connu des syllogismes en philosophie est celui-ci : tout homme est mortel (première prémisse), Socrate est un homme (deuxième prémisse), donc Socrate est mortel (conclusion).  

Cicéron montre que la faculté de raisonner, dans ses différentes composantes, est le propre de l’homme. Seul l’homme est un animal doué de raison. Cicéron pourrait presque paraphraser Guillaumet, rescapé d’un accident d’avion dans les Andes, lors d’un trajet de l’Aéropostale. Saint-Exupéry rapporte ainsi ses propos : “Ce que j’ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait.” (Saint-Exupéry, Terre des hommes).

Thomas d’Aquin (1225-1274)

Thomas d’Aquin est un moine de l’ordre des prêcheurs (dominicains), ordre catholique dont une des devises est Veritas, la vérité. Sa doctrine se fonde sur Aristote, et s’oppose à celle d’Augustin, tirée de la philosophie Platon (comme d’ailleurs Aristote le disciple se démarque souvent de son maître Platon). L’utilisation d’Aristote par Thomas d’Aquin a notamment fait scandale car les textes provenaient de traductions par des philosophes musulmans (Avicenne et Averroès) et juif (Maïmonide). De nos jours, une situation identique ferait sans doute réclamer par certains esprits obscurantistes une loi contre l’immigration philosophique. Là où Augustin ne laisse pas de place à la philosophie, et donc à la raison, en dehors de la foi, Thomas d’Aquin considère que le discours philosophique a toute sa place, même en dehors de la foi.

Dieu a créé l’homme à son image et ressemblance, donc raisonnable et libre, et il lui a donné la Nature pour royaume – une Nature régie par des lois nécessaires, que la raison naturelle, réglée par des principes et des lois propres, peut connaître par expérience et par démonstration. La philosophie jouit donc d’un domaine propre et peut s’achever en dehors de la foi. En conséquence, elle peut devenir matière d’école (la scolastique), être enseignée, devenir enjeu de débats. D. Folscheid, Les grandes philosophies.

L’homme dispose naturellement d’une raison dont il peut faire usage librement sans être en contradiction avec la foi. Il ne s’agit plus de faire correspondre à tout prix la raison et la foi. Il ne s’agit pourtant pas non plus d’une totale indépendance, où la raison pourrait éventuellement prendre l’ascendant sur la foi. Thomas d’Aquin fait la synthèse de deux types de vérités : les vérités de foi (théologiques, vérités révélées) et les vérités de raison (philosophiques, fondées sur la doctrine d’Aristote). Mais, si chez d’autres penseurs théologiens comme Anselme ou Abélard, le rapport entre raison et foi est dynamique (la vérité de raison cherche à s’ajuster la vérité de foi), chez Thomas d’Aquin, le rapport entre raison et foi est statique. Les vérités de raison sont accessibles à l’intelligence du philosophe, mais les vérités de foi dépassent la raison humaine, même celle du philosophe. Les vérités de foi sont des prémisses, des postulats qui ne peuvent pas faire l’objet d’une démonstration : elles ne peuvent être que révélées.

Saint Thomas part de ce principe que la vérité ne saurait être contraire à la vérité ; il s’ensuit que nulle vérité de foi ne saurait infirmer une vérité de raison, ou inversement. Mais, comme la raison humaine est débile, comme l’intelligence du plus grand philosophe, comparée à l’intelligence d’un ange, est bien inférieure à ce qu’est l’intelligence du paysan le plus plus simple comparée à la sienne propre, il s’ensuit que lorsqu’une vérité de raison nous paraît contredire une vérité de foi, nous pouvons être sûrs que la prétendue vérité de raison n’est qu’une erreur et qu’une discussion plus serrée nous en montrerait la fausseté. La philosophie reste donc servante de la foi, non pas que la foi fasse appel à elle comme à une auxiliaire pour s’éclairer elle-même, non pas qu’elle mêle ses affirmations au tissu des argumentations rationnelles (car la philosophie est pleinement autonome, en tant que mode de connaissance), mais parce que la théologie la domine en la déclarant incapable de prouver tout ce qui serait contraire à la foi. E. Bréhier, Histoire de la philosophie.

Nous sommes donc pleinement libres d’utiliser notre raison pour découvrir les vérités concernant le monde qui nous entoure, notamment par l’expérience sensible, comme l’empirisme d’Aristote le montre. Mais notre raison et son champ de recherche de la vérité sont limités par un autre niveau, celui des vérités de la foi, que nous ne pouvons connaître que par la révélation, et non par la trop faible raison humaine. Nous sommes doués de raison, certes, mais il ne faudrait quand même pas pousser le Saint Pépère dans les hosties.

René Descartes (1596-1650)

Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Descartes, Discours de la méthode, première partie.

Voici l’un des passages les plus connus de la philosophie. Ce sont les premières phrases du Discours de la méthode, de René Descartes. Le titre complet de l’ouvrage est : Discours de la méthode pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences. L’introduction expose le projet cartésien : “établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences” (Méditations métaphysiques, I). Descartes cherche la vérité, la certitude du vrai, au moyen de la faculté de la raison. Il regroupe sous ce terme ceux d’esprit, d’intellect, d’entendement. Il se différencie ainsi de la scolastique classique, où l’intellect était considéré comme distinct de la raison, comme chez Thomas d’Aquin :

Intellect et raison diffèrent quant au mode de connaissance, car l’intellect connaît un acte de simple intuition tandis que la raison passe discursivement d’une chose à une autre. Thomas d’Aquin, Somme théologique, livre II, question 49, article 5, solution 3.

Kant différenciera plus tard, dans la connaissance rationnelle, l’entendement “qui connaît par concepts des objets donnés dans l’expérience sensible” et la raison qui “amène sous la plus haute unité de la pensée un contenu déjà élaboré par l’entendement” (Morfaux). Le concept de raison évolue avec le temps et les philosophes. Quoi qu’il en soit, Descartes s’intéresse ici à son usage. Nous disposons tous de la raison, le “bon sens”. Ce “bon sens” se définit comme “la puissance de bien juger” et de “distinguer le vrai d’avec le faux”. Mais si Descartes précise qu’il s’agit de juger “bien”, c’est-à-dire de faire le “bon choix”. Autrement dit, nous pouvons aussi “mal” choisir, et nous tromper, au sens de ce qui est bien ou de ce qui est vrai. Le plus grand obstacle à la recherche de la vérité est le préjugé :

Et ainsi encore je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et que ni les uns ni les autres ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils ne l’auraient été, si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle. Descartes, Op. cit.

Notre éducation, mais aussi nos sens, ont construit en nous des jugements avant que notre raison ait pu en faire un réel examen. Nous pouvons tous faire l’expérience d’être trompés par nos sens avec les illusions d’optique : Descartes donne l’exemple du bâton plongé dans l’eau, et nous percevons comme rompu à cause du phénomène optique de réfraction (sixièmes réponses aux objections contre les Méditations métaphysiques). Beaucoup d’entre nous ont cru enfant à l’existence du Père Noël, avant que la raison l’emporte ou que nos parents soient moins habiles à cacher nos cadeaux. Notre faculté de “bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux” subit donc une mise en forme préalable à l’usage de la raison, sous la forme des préjugés. Pour pouvoir enfin , avec notre “esprit bon”, faire en sorte de “l’appliquer bien”, il nous faut agir avec méthode. Nous ne détaillerons pas ici la méthode cartésienne, qui pourra être examinée de façon plus approfondie avec l’article La « Méthode » selon Descartes. Voici une synthèse de cette méthode. Avant toutes choses, il nous faut douter de tout ce que nous avons pu apprendre ou former comme connaissances (les préjugés). Puis, nous devons procéder selon ces différentes étapes : ne considérer comme vrai que ce que nous concevons clairement et distinctement ; analyser chaque problème jusqu’à ses éléments les plus simples ; regrouper ces éléments selon un ordre fondé sur la raison, et non sur un ordre naturel ; s’assurer d’avoir bien traité tous les éléments du problème. Cette méthode de tri, d’analyse, de synthèse et d’exhaustivité, permet ainsi de juger avec la seul raison, enfin “bien appliquée”. L’être humain est bien un animal doué de raison, mais ce don ne suffisant pas, il doit aussi apprendre à s’en servir, avec discernement et donc avec intelligence.

En bref/L’essentiel

Platon

  • La véritable réalité – le réel – est celle du monde intelligible, le monde des Idées, essences éternelles, immuables (le Beau, le Juste, etc.), l’idée suprême est le Bien symbolisée par le soleil ;
  • Le monde sensible (perçu par nos sens)  est un monde d’apparences trompeuses
  • L’allégorie de la caverne illustre l’ignorance des hommes qui ne croient que ce qu’ils perçoivent par leur sens, notamment par le sens de la vision, et le chemin parcouru par celui qui philosophe, pour accéder à la véritable réalité du monde des Idées, qu’il découvre grâce à la vision de l’esprit/de l’âme.

Aristote

  • Il y a trois sortes d’âme : nutritive (végétaux), sensitive (animaux), rationnelle (humains) ;
  • Seul l’homme a une âme rationnelle : l’être humain est un animal doué de raison ;
  • L’homme vertueux est celui qui se sert au mieux de sa faculté de raisonner

Cicéron

  • La raison , faculté de raisonner et de combiner des concepts, est le propre de l’homme ;
  • Il y a plusieurs types de raisonnement : induire, argumenter, réfuter établir, prouver, conclure.

Thomas d’Aquin

  • L’homme dispose naturellement d’une raison dont il peut faire usage sans être en contradiction avec la foi ;
  • Nous pouvons accéder au vérités de raison, avec la philosophie, mais les vérités de foi sont des postulats qui ne peuvent faire l’objet d’une démonstration, elles ne peuvent être que révélées. 

Descartes

  • Nous disposons tous de la raison, “le bon sens”, mais nous pouvons nous tromper malgré tout ;
  • Le plus grand obstacle à la recherche de la vérité est le préjugé, qui s’acquiert par l’expérience ou par l’éducation ;
  • Pour bien raisonner, nous devons agir avec méthode, comme celle que propose Descartes, pour agir avec discernement et intelligence.

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4. La Raison et le Réel – Bibliographie

Voir aussi

Les différents articles du site.

Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, novembre 2019.

7 commentaires sur “Bac Philo – III. La Raison et le Réel – Fiche n° 2.a. De la Raison, du Réel et des hommes – De Platon à Descartes

  1. Bonjour et merci pour votre message.
    Je vais consulter avec attention le lien que vous m’avez adressé. En effet, mon apprentissage philosophique est loin d’être achevé, et il est toujours essentiel de (se) reposer les questions, même les plus antiques.
    Bonne journée 🙏

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