Bac Philo – III. La Raison et le Réel – Fiche n° 2.b. De la Raison, du Réel et des hommes – De Pascal à Schopenhauer

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Source : CNRS, Plutôt cerveau gauche ou cerveau droit ? Une nouvelle découverte de la latéralisation du cerveau.

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie II. La Raison et le Réel – Fiche n° 2.b. De la Raison, du Réel et des hommes – De Pascal à Schopenhauer

Fiche n° 2.b. De la Raison, du Réel et des hommes – De Pascal à Schopenhauer

Introduction

Le deuxième volet consacré aux notions de Raison et de Réel débutera avec Pascal, le moqueur de la philosophie, mais précurseur comme toujours, ici dans le domaine des neurosciences. Spinoza détaillera les trois modes d’accès à la connaissance, qui incluent la raison. Leibniz passera raisonnablement de la cause à l’effet. Kant opposera la raison humaine à l’instinct animal, et nous invitera à être digne d’une vie éthique. Nous concluerons avec Schopenhauer le pessimiste, avec une affirmation métaphysiquement étonnante.

De la Raison, du Réel et des hommes – De Pascal à Schopenhauer

Pascal (1632-1662) 

Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment ne comprennent rien aux choses de raisonnement, car ils veulent d’abord pénétrer d’une vue et ne sont point accoutumés à chercher les principes. Et les autres, au contraire, qui sont accoutumés à raisonner par principe, ne comprennent rien aux choses de sentiment, y cherchant des principes, et ne pouvant voir d’une vue. Pascal, Pensées, 3.

Pascal distingue deux modes d’accès à la connaissance : le sentiment et la raison. Notons que les deux semblent être des facultés de juger, là où Descartes ne voit que la raison comme seule faculté de “bien juger”. Le terme de “sentiment” a la même racine latine sentire, sentir, que le terme “sensible”. Ce qui est sensible est plutôt de l’ordre de la perception, et ce qui est sentiment est plutôt de l’ordre de l’état affectif, d’une affection. La sensibilité signifie également la faculté à éprouver des émotions ou des sentiments (Morfaux). Nous sommes ici dans un mode d’accès à la connaissance qui se rapproche de l’intellect passif d’Aristote, “fonction par laquelle nous recevons des connaissances par le moyen des sens” (Morfaux) ; mais aussi de l’intellect comme acte d’intuition de Thomas d’Aquin, comme “connaissance immédiate d’un objet présent à l’esprit” (Ibid.), distinct de la connaissance discursive de la raison. Cette connaissance discursive de la raison est une connaissance médiate, un “mouvement de la pensée qui va d’un jugement à un autre en parcourant un ou plusieurs intermédiaires pour atteindre la connaissance” (Ibid.). Comme souvent, le philosophe a une vision prémonitoire de l’organisation du monde et du vivant : Épicure avait pressenti les atomes (voir l’article Lucrèce – La théorie atomiste d’Épicure) ou bien encore Anaximandre avait décrit l’évolution des espèces, avec des poissons sortant de l’eau pour peu à peu devenir des animaux qui engendrent les hommes (voir l’article Les origines de la Philosophie – L’École ionienne). La distinction pascalienne entre sentiment et raison se retrouve dans les études en neurosciences cognitives. Il a déjà été question pendant longtemps de distinguer dans le cerveau un hémisphère gauche analytique – la raison – et un hémisphère droit synthétique et créatif – le sentiment. Des études plus récentes montrent une différenciation plus complexe, mais qui garde cette distinction de la raison et du sentiment :

En explorant cet carte multidimensionnelle [de l’architecture fonctionnelle de la latéralisation des fonctions cognitives du cerveau], nous avons mis en évidence que ces fonctions sont organisées comme un tétraèdre avec 4 pics représentant des fonctions extrêmement latéralisées : la communication symbolique (écrit, oral, langage…) très latéralisée à gauche ; la perception/action, plus à droite ; les émotions très latéralisées à droite également ; et enfin la prise de décision, qui serait plutôt dans le lobe frontal droit, ce qui a été une surprise, personne ne l’avait décrite avant ! CNRS, Plutôt cerveau gauche ou cerveau droit ? Une nouvelle découverte de la latéralisation du cerveau.

Nous retrouvons ce qui est de l’ordre de la raison (la communication symbolique) dans le cerveau gauche, et de l’ordre du sensible et du sentiment (la perception et les émotions) dans le cerveau droit. La prise de décision est certes à droite, mais dans le lobe frontal, classiquement décrit comme le “chef d’orchestre du cerveau”. La faculté de juger serait donc à la fois dans une zone proche du sentiment, de la capacité de synthèse et de la volonté. Revenons à la description de Pascal : ceux qui jugent par sentiment “veulent d’abord pénétrer d’une vue”, autrement dit avoir un “point de vue” global et synthétique – le cerveau droit ? – ; ceux qui raisonnent analysent en cherchant des principes, dans un langage symbolique et analytique, “ne pouvant voir d’une vue” – le cerveau gauche ? -. Enfin la décision semble peu soucieuse des origines du jugement, comme lorsque Pascal nous indique que “se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher” (Op. cit., 4). Se moquer du jugement, ce serait vraiment juger , se moquer de la raison, ce serait vraiment raisonner.

Baruch Spinoza (1632-1677)

De tout ce qui a été dit ci-dessus il ressort clairement que nous percevons beaucoup de choses et que nous formons des notions universelles : 1° A partir des choses singulières qui nous sont représentées par les sens d’une façon incomplète, confuse, et sans ordre pour l’entendement ; et c’est pourquoi j’ai pris l’habitude d’appeler de telles perceptions : connaissance par expérience vague. 2° A partir des signes ; par exemple : entendant ou lisant certains mots, nous nous souvenons de choses et en formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses. Ces deux premières façons de considérer les choses, je les appellerai par la suite : connaissance du premier genre, opinion, ou Imagination. 3° Enfin, de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses. Et cette façon de connaître, je l’appellerai : Raison et connaissance du second genre. Outre ces deux genres de connaissance, il y en a encore un troisième […] que nous appellerons : Science intuitive. Et ce genre de connaissance progresse de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu jusqu’à la connaissance adéquate de l’essence des choses.Spinoza, L’Éthique, II, proposition XL, scolie II.

La raison est un des trois modes d’accès à la connaissance, décrits par Spinoza. Le premier genre de connaissance est empirique, issu de notre perception par les sens, et construit par association d’idées, au moyen de l’imagination. La connaissance empirique est une connaissance immédiate par les sens, comme l’intellect selon Thomas d’Aquin, mais comme le souligne Spinoza, cette connaissance est vague, imprécise, incomplète. La connaissance par l’imagination est également partielle et se rapproche des préjugés selon Descartes : nous associons une chose avec une “idée semblable”, et nous imaginons connaître cette chose. Pourtant, si nous fondons notre connaissance sur cette association d’idées, nous risquons fort d’être dans l’erreur.

Mais nous nous trompons souvent parce que nous présumons avoir autrefois connu plusieurs choses, et que tout aussitôt qu’il nous en souvient nous y donnons notre consentement, de même que si nous les avions suffisamment examinées, bien qu’en effet nous n’en ayons jamais eu une connaissance bien exacte. Descartes, Principes de la philosophie, 44.

Les sens peuvent nous tromper dans l’expérience, les idées liées à nos habitudes de pensée peuvent faire de même avec l’imagination. Nous croyons connaître sans avoir “suffisamment examiné” l’objet porté à notre connaissance. La connaissance du premier genre est “l’unique cause de la fausseté” (Op. cit., proposition XLI). Au contraire, les connaissances du deuxième et troisième genre sont “nécessairement vraies” (Ibid.). La raison est la connaissance du deuxième genre : elle permet d’avoir une “idée adéquate” de l’objet porté à notre connaissance. L’idée adéquate est définie par Spinoza comme une idée vraie en elle-même. La raison, comme la connaissance du troisième genre, “nous apprend à distinguer le vrai du faux” (Op. cit., proposition XLII). Cette connaissance du troisième genre nous permet d’accéder à l’essence des choses en elles-mêmes, comme le prisonnier de la caverne de Platon accède au mondes des Idées, ces essences immuables, éternelles, comme le Beau en soi, le Juste en soi, jusqu’à l’Idée suprême du Bien en soi. Terminons cette visite à Spinoza par ce qui semble un trait d’esprit ironique, lorsqu’il évoque ce que l’imagination – même et sans doute surtout celles des philosophes – peut produire d’idées nombreuses et variables :

[…] l’homme est un animal qui rit, un animal à deux pieds sans plumes, un animal raisonnable ; et de même pour les autres choses, chacun selon la disposition de son corps, s’en formera des images universelles. C’est pourquoi il n’est pas étonnant qu’entre les philosophes qui ont voulu expliquer les choses naturelles par les seules images des choses, se soient élevées tant de controverses. Op. cit., proposition XL, scolie I.

Rabelais affirme dans Gargantua que le “rire est le propre de l’homme”. Platon ayant un jour défini l’homme comme un bipède sans plumes, l’histoire veut que Diogène se soit promené ensuite avec un poulet plumé, en déclarant : “Voici l’homme de Platon”. Aristote définit l’homme comme un animal raisonnable. Autant de conceptions, autant d’explications, et donc autant de controverses : l’imagination a ses raisons que la raison ne connaît pas.

Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716)

Leibniz distingue la raison comme faculté de raisonner et la raison comme cause de la vérité.

La raison est la vérité connue dont la liaison avec une autre moins connue fait donner notre assentiment à la dernière. Mais, particulièrement et par excellence, on l’appelle raison, si c’est la cause non seulement de notre jugement, mais encore de la vérité même, ce qu’on appelle aussi raison à priori, et la cause dans les choses répond à la raison dans les vérités. C’est pourquoi la cause même est souvent appelée raison, et particulièrement la cause finale. Enfin la faculté qui s’aperçoit de cette liaison des vérités, ou la faculté de raisonner, est aussi appelée raison, et c’est le sens que vous employez ici. Or, cette faculté est véritablement affectée à l’homme seul ici-bas et ne paraît pas dans les autres animaux ici- bas ; car j’ai déjà fait voir ci-dessus que l’ombre de la raison qui se fait voir dans les bêtes n’est que l’attente d’un événement semblable dans un cas qui paraît semblable au passé, sans connaître si la même raison a lieu. Les hommes mêmes n’agissent pas autrement dans les cas où ils sont empiriques seulement. Mais ils s’élèvent au-dessus des bêtes, en tant qu’ils voient les liaisons des vérités […]. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain.

Leibniz définit la faculté de raisonner comme la capacité de faire des liens entre plusieurs choses vraies ou plusieurs vérités, autrement dit de distinguer la cause qui produit un effet. La cause est la “raison a priori”, l’origine première de l’effet que nous constatons. Elle est appelée “cause” pour les choses : le feu est la cause de la fumée. Elle est appelée raison pour les vérités : quand Descartes apporte la preuve ontologique de l’existence de Dieu, il montre que la raison pour laquelle Dieu existe est qu’il est un “être souverainement parfait”. L’existence étant une perfection, elle est la cause de l’existence de Dieu, puisqu’il possède toutes les perfections. Leibniz précise que la faculté de raisonner, et donc d’identifier les causes et faisant le lien entre des vérités, est une faculté qui est propre à l’homme. L’animal peut, comme l’homme, montrer “l’ombre de la raison” lorsque chacun fait l’expérience du monde qui l’entoure. Mais, dans ce cas empirique, il ne s’agit que d’un rapprochement avec quelque chose de déjà connu et expérimenté, sans que la raison soit mise en oeuvre pour distinguer une cause. Le chien conditionné par Pavlov salivait à chaque fois que retentissait la clochette parce qu’il l’associait à la présentation de la nourriture, sans pour autant en comprendre la moindre cause. Nous pouvons avoir la même activité réflexe en passant devant une boulangerie d’où émane des effluves de pain chaud, mais, comprenant quelle est la cause de ces effluves, nous déciderons d’entrer – ou non – dans la boulangerie pour acheter du pain chaud. L’homme s’élève donc au-dessus de la bête, grâce à sa faculté de raisonner et de trouver une boulangerie.

Emmanuel Kant (1724-1804)

Avec Kant, nous allons explorer l’opposition entre la raison et l’instinct, avec l’éclairage et l’expertise toujours bienvenus de Simone Manon, grâce à son article Kant: la destination de l’être doté d’une raison et d’une main, où elle analyse un extrait de l’ouvrage Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Kant y explore la thèse suivante : l’homme est le seul animal doté par la Nature de la raison, et sa finalité est éthique, il doit se rendre digne de ce don naturel par sa conduite.

La nature, en effet, ne fait rien en vain et n’est pas prodigue dans l’usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l’homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c’est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l’homme. L’homme ne doit donc pas être dirigé par l’instinct; ce n’est pas une connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

Kant reprend les termes d’Aristote pour qui tout dans la Nature a une finalité, un but pour lequel chaque être existe et se développe. Tout ce qui est naturel est nécessaire. Comme nous l’avons vu plus haut avec la doctrine aristotélicienne, il y a trois âmes chez les êtres vivants : nutritive (celles des plantes) ; sensitive (celles des animaux) ; rationnelle (l’homme).

L’animal, en revanche [contrairement au végétal], doit nécessairement posséder le sens, si la nature ne fait rien en vain. Tout ce qui est naturel, en effet, se trouve répondre à un but, à moins d’avoir affaire à une coïncidence de choses qui visent un but. Aristote, De l’âme, 434 a.

Les plantes ont nécessairement l’âme nutritive qui leur permet de croître et de se développer. Les animaux possèdent nécessairement les sens qui leur permettent de se nourrir et de se déplacer. Les humains disposent donc nécessairement de la raison. Encore faut-il déterminer la finalité poursuivie alors par la nature pour les humains. Les animaux sont guidés par l’instinct, qui assure la conservation de l’espèce par l’adaptation au milieu. L’instinct est héréditaire et se transmet aux individus d’une même espèce à chaque génération. Le comportement de l’animal est ainsi lié à une cause extérieure à lui-même en tant qu’individu. Il ne choisit pas le but poursuivi par l’espèce, ses actions sont déterminées par l’instinct, il n’est donc pas libre. La condition humaine est à l’opposée de la condition animale : il ne doit pas être “dirigé par l’instinct” ; il n’apprend pas au moyen d’une “connaissance innée”. L’homme est libre, et il doit “tirer tout de lui-même”, il “a l’honneur d’être à lui-même sa propre oeuvre” (S. Manon). Rousseau décrit de façon similaire la spécificité humaine :

Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est , au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

Ce qui différencie l’être humain de l’animal non humain, c’est sa “perfectibilité”. Autrement dit, l’homme peut devenir meilleur qu’il n’était dans ses premières années ; l’humanité peut devenir meilleure qu’elle ne l’était dans ses premiers âges. De leur côté, les animaux non humains subissent certes une évolution qui les rend meilleurs au sens où ils s’adaptent à un changement de leur environnement. Mais il s’agit là d’un processus le plus souvent très lent, indépendant de la volonté de l’animal si tant est qu’il en ait une. Le changement du milieu de vie est la cause extérieure des modifications liées à l’adaptation d’une espèce. Il n’y a pas ici de perfectionnement, ni de perfectibilité.

La sélection naturelle ne mène pas à la perfection mais à des compromis qui permettent à une population d’être adaptée à un milieu à un moment précis. Ainsi certains traits peuvent se révéler avantageux d’un certain point de vue et désavantageux d’un autre : la queue du paon mâle l’avantage vis-à-vis des femelles mais le désavantage vis-à-vis des prédateurs. Muséum National d’Histoire Naturelle, L’adaptation.

L’homme est donc doté de la raison, et de la perfectibilité. Il a le choix de guider ses actions, il a “la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison”. L’instinct de l’animal le guide automatiquement vers ce qu’il y a de meilleur pour lui : les abeilles sont guidées par leur instinct – leur sens de la vue et de l’odorat notamment – pour choisir les fleurs qui donneront le meilleur pollen. L’homme est guidé par sa raison, c’est-à-dire qu’il se guide lui-même, pour choisir ses actions. Mais, la raison comme les antibiotiques, n’est pas automatique, il n’est pas guidé par une cause extérieure – hétéronomie – mais par sa propre volonté – autonomie. Cette liberté et cette autonomie ne garantissent pas que l’homme devienne automatiquement meilleur, comme l’indique Rousseau :

Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? Op. cit.

L’homme est libre de choisir, et donc libre de se tromper, ou encore d’agir bien ou mal. Nous retrouvons ici la finalité éthique de l’homme : selon les choix qu’il opèrera, sa conduite sera digne ou non, ainsi que son “estime raisonnable de soi”. Kant écrit, dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, que l’homme, “animal capable de raison”, peut, par le pouvoir qu’il a de se perfectionner selon ses propres choix, “faire de lui-même un animal raisonnable”. L’homme est doté de la faculté de raisonner, de la perfectibilité, mais devenir raisonnable n’est qu’une possibilité. Nous pouvons vouloir asservir une partie de l’humanité pour des buts qui nous rendront indignes d’être humain : le génocide, c’est-à-dire l’extermination systématique d’un peuple pour servir une idéologie en est un tragique exemple. C’est la “liberté de vouloir” fondée sur la raison qui le fera devenir ou non digne d’être un “animal raisonnable”. C’est la liberté d’accomplir le devoir moral qui donne la possibilité d’éprouver de l’estime pour lui-même. C’est l’impératif catégorique kantien (voir la fiche de lecture sur les Fondements de la métaphysique des mœurs) qui veut que nous agissions toujours en considérant autrui et soi-même comme une fin, et non comme un moyen, qui nous rendra dignes d’être humain.

Arthur Schopenhauer (1788-1860)

Schopenhauer radicalise la critique kantienne en réduisant le monde à la représentation, sans s’arrêter à la chose en soi et au sujet transcendantal. Au fond de tout, il y a une volonté, un vouloir-vivre qui est pire spontanéité, puissance aveugle de la vie universelle, elle-même sans fond, sans raison et sans fin. D. Folscheid, Les grandes philosophies.

Schopenhauer est considéré comme le penseur du pessimisme : ce monde est le pire des mondes possibles, il ne poursuit aucune finalité, il n’a pas de “raison” d’être. L’existence même de l’homme ne répond à aucune raison.

La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, livre quatrième, 57.

Le monde n’ayant aucune rationalité, quel peut être l’intérêt de l’homme à disposer de la faculté de raisonner ? Car, même si ce monde n’a aucune raison, Schopenhauer abonde dans le sens de tous les philosophes qui, de tout temps, reconnaissent la distinction entre l’homme et l’animal que constitue la raison. Celle-ci se définit comme une “faculté de connaissance générale”. Elle se manifeste par “l’empire exercé par l’homme sur ses sentiments et ses passions, la puissance de juger et de poser des principes universels, antérieurs à toute expérience, etc.” (Op. cit. livre premier, 8). Schopenhauer veut synthétiser toutes ces manifestations multiples en trouvant ce qui est “l’essence intime de la raison”. Voici comment il la résume :

L’entendement […] n’a qu’une fonction propre : la connaissance immédiate du rapport de cause à effet ; et l’intuition du monde réel, aussi bien que la prudence, la sagacité, la faculté de l’invention ne sont évidemment que des modes variés de cette fonction primitive. Or il en est de même de la raison, elle n’a qu’une fonction essentielle, la formation de concepts ; de cette source unique dérivent tous les phénomènes que nous avons énumérés plus haut et qui distinguent la vie humaine de la vie animale ; le discernement, établi de tout temps et partout, entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas, a son fondement dans la présence ou l’absence de cet acte primitif. Op. cit. livre premier, 8. 

Schopenhauer distingue l’entendement, comme fonction de connaissance immédiate, de la raison, dont la fonction est de conceptualiser. La raison demeure ce qui différencie l’être humain des autres animaux. Et c’est la raison qui va également différencier l’animal de l’homme : ce dernier est le seul être qui s’étonne de sa propre existence, parce qu’il est le seul de “la série si longue et si étendue des animaux” chez qui apparaît la raison.

Son étonnement est d’autant plus sérieux que, pour la première fois, elle [la raison qui s’éveille à la réflexion] s’approche de la mort avec une pleine conscience, et qu’avec la limitation de toute existence, l’inutilité de tout effort devient pour elle plus ou moins évidente. De cette réflexion et de cet étonnement naît le besoin métaphysique qui est propre à l’homme seul. L’homme est un animal métaphysique. Op. cit., Suppléments, chapitre XVII.

L’homme est le seul animal à connaître sa finitude, à savoir par la raison qu’il est mortel. Il a le choix, lorsqu’il prend conscience, comme l’écrit Pascal du “malheur de notre condition faible et mortelle”, de chercher à s’en échapper par le divertissement, en occupant son esprit par le jeu, les jouissances ou la guerre (voir la leçon de philosophie sur L’Existence et le Temps). Il peut aussi faire le constat de la vanité de ses efforts, et vouloir connaître alors ce que les choses sont en elles-mêmes, et non seulement en percevoir les apparences dans un monde physique et limité. Les questions sur notre existence, sur la mort et l’immortalité, sur Dieu, sont les grands questionnements métaphysiques. Mais Schopenhauer nous invite à pratiquer l’étonnement, tel qu’il a pris forme chez les premiers penseurs, en tout moment et en tout lieu.

De même, avoir l’esprit philosophique, c’est être capable de s’étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d’étude ce qu’il y a de plus général et de plus ordinaire. […] car, sans aucun doute, c’est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie, qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l’explication métaphysique du monde. Si notre vie était infinie et sans douleur, il n’arriverait peut-être à personne de se demander pourquoi le monde existe, et pourquoi il a précisément cette nature particulière ; mais toutes choses se comprendraient d’elles-mêmes. Ibid.

Même si ce monde n’a aucune rationalité, comme nous l’indique Schopenhauer, nous sommes des animaux doués de raison, et par suite des animaux métaphysiques. Hâtons-nous donc de philosopher, comme le recommande également Épicure  :

Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n’est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. […] Par conséquent il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu’il est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l’avoir. Épicure, Lettre à Ménécée.

L’important, même dans un monde n’ayant aucune rationalité, est de continuer de s’étonner, de se questionner, autrement dit de philosopher. Le bonheur est peut-être plus présent sur le chemin qu’à son terme.

En bref/L’essentiel

Pascal

  • Il y a deux modes d’accès à la connaissance : le sentiment et la raison.
  • Le jugement par sentiment est une vision globale et synthétique, le jugement par raison est analytique et se fonde sur des principes ;
  • “Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher”

Spinoza

  • Il y a trois modes d’accès à la connaissance : le premier genre issu de la perception et de l’imagination, le second genre est la raison, le troisième genre est l’accès à l’essence des choses en elles-mêmes.
  • Seules les connaissances des deuxième et troisième genre permettent d’accéder à la vérité, la connaissance du premier genre, liée aux sens et aux habitudes de pensées (associations d’idées, préjugés) est “cause de la fausseté”.

Leibniz

  • Leibniz distingue la raison comme faculté de raisonner et la raison comme cause de la vérité ;
  • La faculté de raisonner – identifier les causes, faire le lien entre des vérités – est propre à l’être humain.

Kant

  • La raison humaine s’oppose à l’instinct animal ;
  • L’homme est doté de la faculté de raisonner, de la perfectibilité, mais pour devenir digne de soi, il doit utiliser sa “liberté de vouloir” pour accomplir le devoir moral qui est sa finalité éthique.

Schopenhauer

  • Le monde n’a aucune raison, aucune rationalité : “La vie […] oscille, comme un pendule, […] de la souffrance à l’ennui” ;
  • L’être humain est le seul animal qui s’étonne de sa propre existence : “L’homme est un animal métaphysique”. 

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