FL – Sénèque, De l’oisiveté

Philosophie – Fiches de lecture


Retrouvez dix œuvres philosophiques majeures, dans les tomes 1 et 2 des Fiches de lecture de Philosophie ! (Cliquer sur l’image pour découvrir l’ouvrage)

Platon, Apologie de Socrate
Aristote, Éthique à Nicomaque
Épicure, Lettre à Ménécée
Arrien, Le « Manuel » d’Épictète
Descartes, Discours de la méthode

Spinoza, L’Éthique
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs
Nietzsche, Ecce Homo
Bergson, L’Évolution créatrice
Sartre, L’existentialisme est un humanisme

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Fiche de lecture n° 39

Eléments contextuels

Éléments biographiques et doctrine générale

Sénèque, philosophe latin, naît à Cordoue en -4 av. J.-C. Il se suicide en 65 ap. J.-C., sur l’ordre de Néron. Sénèque fait partie de l’école stoïcienne ou “philosophie du portique”. Zénon de Citium, fondateur du stoïcisme, avait créé son école près d’une galerie couverte, d’où le nom de “portique” (du grec stoa, portique sous lequel enseignait Zénon – Morfaux).

Le stoïcisme est divisé en trois périodes : l’ancien stoïcisme (en Grèce : Zénon, Cléanthe, Chrysippe), le moyen stoïcisme (de la Grèce à Rome), le stoïcisme nouveau ou époque impériale (Rome : Sénèque, Épictète, Marc Aurèle).

La doctrine stoïcienne comprend trois parties : la logique, la physique, la morale. Les Stoïciens comparaient la philosophie au corps humain (Godin) :

  • Le squelette pour la logique, le bien-penser ;
  • La chair pour la physique, le bien-ordonner ;
  • L’âme pour la morale ou éthique, le bien-vivre.

C’est une “morale de l’acceptation” (Rosenberg) : accepter l’ordre naturel du monde et s’y conformer ; pratiquer l’apathie c’est-à-dire ne pas être esclave de ses passions (du grec a- privatif, et pathos, affection, impression sensible – cnrtl.fr).

Sénèque était le précepteur de Néron, il se suicida à la demande de ce dernier. Nietzsche le surnomme “le toréador de la vertu” (Le Crépuscule des Idoles). Ses principaux ouvrages sont : Des bienfaits, De la brièveté de la vie, De la clémence, Lettres à Lucilius, De la tranquillité de l’âme, De la vie heureuse. Pour Sénèque, la philosophie est une pratique quotidienne, c’est la quête d’une sagesse concrète et non encyclopédique. Il considère les anciens philosophes comme des guides et non comme des maîtres.

Aussi n’éprouve-t-il aucun scrupule à ranger Épicure parmi les prudentiores, auprès de qui l’on prend conseil, et à le mettre avec Zénon et Socrate parmi ceux dont l’exemple et le caractère ont eu une influence plus grande que les paroles et l’enseignement. E. Bréhier, Histoire de la philosophie.

Le caractère d’exemplarité de Socrate, lorsqu’il ingère de lui-même la ciguë qui va le faire mourir, se retrouve dans le “choix” du suicide par Sénèque, orienté malgré tout par l’ordre que lui donne Néron pour mettre à l’épreuve sa pratique du stoïcisme.

L’oeuvre

[Les éléments ci-dessous sont tirés de l’ouvrage Les Stoïciens, de E. Bréhier et P.-M. Schuhl – voir bibliographie].

La rédaction du traité De l’oisiveté est datée entre 62 et 65. Ce traité est le dernier d’une série de trois, dédié à Annaeus Sérénus, préfet des vigiles (chargé de la lutte contre les incendies et la police nocturne). Sénèque accompagne Sérénus, adepte d’Epicure, vers le stoïcisme. Le premier traité, De la Constance, amène Sérénus à la doctrine de la philosophie du portique. Le second traité, De la Tranquillité de l’âme, est une “véritable consultation médicale”, où Sérénus expose ses symptômes et où Sénèque lui prescrit un traitement complet, après avoir établi un diagnostic du mal dont souffre son ami. Le dernier traité, De l’Oisiveté, évoque l’Otium, l’oisiveté ou le loisir, qui correspond à l’activité de méditation, de retraite contemplative, et qui s’oppose au negotium, les affaires publiques ou privées, et la politique. Ces trois traités montrent l’évolution de la pensée de Sénèque qui suit celle de sa vie personnelle : il recommande d’abord de pratiquer les deux activités, otium et negotium, puis privilégie l’activité méditative.

[…] la tradition philosophique de l’otium et la tradition romaine du dévouement à la chose publique définissaient deux pôles entre lesquels l’esprit de notre auteur pouvait se mouvoir avec assez de liberté, assuré qu’il était ainsi de ne jamais manquer de garants pour renforcer l’autorité de son enseignement moral. E. Bréhier, Les Stoïciens, Notice du traité De la Tranquillité de l’âme, p. 658.

Le titre du traité De Otio est traduit sous plusieurs formes : “De l’oisiveté”, “De la retraite”, “Du repos ou De la retraite du sage”. Le texte qui nous est parvenu comporte cinq chapitres. Il commence au chapitre XXVIII et se termine au chapitre XXXII où est mentionné “Le reste manque”. Il est donc vraisemblable que le début du traité soit également manquant, puisque d’autres écrits du même style commencent au chapitre numéroté “I”.

Voici comment Laurent Jaffro et Monique Labrune résument ce traité [ici intitulé De la retraite] qui conclut la trilogie dédiée à Sérénus :

Un jour viendra où Sérénus, zélé, reprochera au maître son inconséquence : comment Sénèque a-t-il pu prendre sa retraite politique, alors que les stoïciens prônent l’engagement ? Le traité De la retraite est malheureusement trop mutilé pour que nous puissions suivre la réponse dans tous les détails. Sénèque souligne cependant que la contemplation méditative, qui porte témoignage du monde, est la forme la plus haute d’action. L. Jaffro, M. Labrune, Gradus philosophique, p. 735.

Synthèse globale

L’oisiveté ou loisir studieux se différencie du divertissement pur. Elle permet le repos loin des affaires et de la politique, et la mise à distance de l’opinion et des préjugés.

Sénèque suit les exemples de ses maîtres en gardant sa liberté. A tout âge, jeune comme vieux, il faut pratiquer l’oisiveté pour mener une vie contemplative.

Il n’y a pas qu’une seule vérité. Contrairement aux Épicuriens, les Stoïciens préconisent la pratique alternée de l’otium, l’oisiveté, et du negotium, les affaires publiques. L’essentiel est d’être utile et de servir le bien commun.

Il y a deux sortes de républiques : celle de la Nature (la grande, la vraie) ; et celle des hommes dans leur Cité. Le souverain bien est de vivre conformément à la loi naturelle. La Nature a fait l’être humain pour deux choses : l’action et la contemplation.

L’être humain a par essence le désir de savoir. Même si l’homme est mortel et que sa vie ne lui suffira pas pour tout connaître, il doit mener une vie contemplative pour tendre vers la sagesse.

Plan du texte, synthèse et extraits

XXVIII

Sénèque différencie le divertissement (ici les jeux du cirque), de l’oisiveté en tant que vie contemplative. Le terme latin otium a plusieurs significations (Gaffiot) : loisir, repos, en particulier loin des affaires et de la politique ; l’inaction au sens de désoeuvrement ; le loisir studieux ; la paix, le calme, la tranquillité.

Quand nous ne tenterions nul autre moyen de salut, la retraite, par elle-même, profiterait encore : on vaut mieux quand on est seul. XXVIII.

Philippe Remacle fait à juste titre le rapprochement avec Pascal, lorsque celui-ci constate, dans sa Pensée sur le “Divertissement”, que “tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre” (Pascal, Pensées, 139).

Nous pouvons choisir un modèle parmi les hommes vertueux pour régler notre vie, et c’est dans le loisir loin des influences négatives des préjugés que nous pourrons persévérer au mieux.

La plus grande faiblesse de l’être humain est de passer d’un mal à l’autre, en alternant convoitise et repentir.

C’est que nous dépendons tout entiers de l’opinion, et que le meilleur parti nous semble celui qui a le plus de sectateurs et d’apologistes plutôt que celui qui les mérite. Nous jugeons la route bonne ou mauvaise non par ce qu’elle est, mais par le grand nombre de traces dont ‘il n’est aucune des gens qui reviennent. XXVIII.

Sénèque imagine l’objection de Sérénus sur ce choix du seul loisir, là où les Stoïciens prônent l’action publique. Le reproche va même jusqu’à le qualifier d’épicurien en voulant s’isoler ainsi du monde. Sénèque répond à l’objection : les hommes vertueux qu’il a choisis pour modèles sont des guides, mais pas des maîtres auxquels il faudrait obéir aveuglément.

Me demandes-tu quelque chose de plus que de me modeler sur mes maîtres ? Eh bien ! J’aurais été non où ils m’envoient, mais où ils me mènent. XXVIII.

XXIX

Sénèque poursuit sa réponse à l’objection supposée de Sérénus. Il suit plus les exemples des anciens stoïciens que leurs préceptes. Et il argumente sur l’importance d’être oisif, autrement dit de mener une vie contemplative, à tout âge.

[…] on peut, dès le jeune âge, se vouer tout entier à la contemplation dans la retraite ; […] c’est surtout au guerrier émérite et à l’âge de vétérance qu’il appartient d’agir ainsi et de tourner sa pensée vers des fonctions d’un autre ordre […]. XXIX.

Les propos de Sénèque rappellent fortement ceux d’Épicure, lorsque ce dernier évoque l’importance de philosopher à tout âge :

Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n’est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. Épicure, Lettre à Ménécée.

Pour mémoire, Épicure a vécu au IIIe siècle avant J.-C., et Sénèque au Ier siècle après J.-C. ; et Sérénus est l’adepte d’Épicure que Sénèque veut convertir au stoïcisme. La reformulation d’une  recommandation épicurienne est sans doute une bonne introduction pour mettre en confiance Sérénus avant de passer à des arguments plus stoïciens.

XXX

La vérité reste encore et toujours à trouver. Personne, en particulier aucun stoïcien, que ce soit Zénon ou Chrysippe, deux des fondateurs du stoïcisme, ne détient une vérité telle qu’elle s’impose ou qu’elle soit imposée à tous.

[…] suivre toujours l’opinion d’un seul n’est pas le propre d’un sénateur mais d’un homme de parti. XXX.

Les deux écoles de l’épicurisme et du stoïcisme recommandent l’otium, le repos, de façon différente.

Épicure dit : “Le sage n’approchera point des affaires publiques, à moins de circonstances imprévues” ; et Zénon : “Le sage approchera des affaires publiques, à moins de quelque empêchement.” Le premier veut le repos par système, le second par nécessité. XXX.

Épicure s’éloigne des affaires publiques qui correspondent aux désirs vains de la gloire et de la richesse. Les Stoïciens préconisent l’alternance entre l’otium, l’oisiveté ou la retraite studieuse, et le negotium, les affaires publiques. Le premier n’est pas l’inertie ou la paresse, mais un temps de liberté pour exercer l’esprit. Le second présente le risque de faire partie des occupati, ces gens affairés qui deviennent aliénés par leurs occupations (voir la fiche de lecture Sénèque, De la brièveté de la vie. Cf. “Voir aussi”).

Participer aux affaires publiques et à la politique exige que l’État soit lui-même en « bonne santé”. Le sage ne doit pas participer à une république corrompue. L’essentiel est qu’il soit utile, en politique ou dans sa retraite studieuse.

Qu’exige-t-on de l’homme en effet ? Qu’il soit utile à beaucoup, s’il le peut ; sinon, à quelques-uns ; sinon encore, à ses proches ; ou enfin, à lui-même. Car se rendre utile à autrui, c’est travailler au bien commun. XXX.

Celui qui aura une conduite dépravée nuira autant à lui-même qu’aux autres. A l’inverse, celui qui aura une conduite vertueuse, même dans la solitude de sa retraite, servira la société.

XXXI

Le stoïcien se voue à la contemplation et à l’action. Chacune correspond à une dimension du monde.

Il  y a deux sortes de républiques que doit embrasser notre dévouement : d’abord la grande, la vraie république, qui comprend les dieux et les hommes, où l’on ne voit point la cité dans tel ou tel coin de la terre, mais dans les limites que nous mesure la carrière du soleil ; ensuite celle que nous assignera notre naissance : ce sera Athènes ou Carthage, ou toute autre ville qui appartient non à tous, mais à tels ou tels. Quelques personnes vouent leurs soins à toutes deux en même temps, à la grande comme à la petite ; d’autres seulement à la première, d’autres enfin à la seconde. XXXI.

La “grande” et la seule véritable république est la Nature [nous mettons une majuscule de signification pour bien la différencier de la nature au sens d’essence]. La petite république est celle établie par les conventions humaines. La dimension de la contemplation est la Nature, celle de l’action est la petite république des humains. Les hommes se séparent ainsi en purement contemplateurs, en acteurs publics ou par l’exercice mixte de la contemplation et de l’action, comme le recommandent les Stoïciens.

Nous répétons souvent que le souverain bien consiste à vivre selon la nature. Or, la nature nous a faits pour, deux choses : la contemplation et l’action. XXXI.

Servir au mieux la “grande” république se fait dans le loisir méditatif. Sénèque donne quelques exemples de thèmes de méditation, tous métaphysiques (au-delà de la physique) : la vertu, le bien, l’univers, Dieu, l’immortalité.

XXXII

La nature nous a donné un génie avide de savoir et parce qu’elle avait conscience de son art et de sa beauté, elle nous a créés spectateurs de ses sublimes scènes. Elle perdait le fruit de son œuvre, si des merveilles si hautes, si subtiles dans leur mécanisme, si splendides, et toutes diversement belles, n’avaient que la solitude pour témoin. XXXII.

Sénèque reprend les idées contenues dans les premières phrases de la Métaphysique d’Aristote :

Tous les humains ont par nature le désir de savoir. Preuve en est le plaisir qu’ils prennent aux sensations, car elles leur plaisent d’elles-mêmes indépendamment de leur utilité et, plus que les autres, la sensation visuelle. En effet, non seulement pour agir, mais alors même que nous n’envisageons aucune action, nous préférons la vue pour ainsi dire à toutes les autres sensations. La cause en est que, entre les sensations, c’est elle qui nous fait au plus haut point acquérir des connaissances et nous donne à voir beaucoup de différences. Aristote, Métaphysique, 980a.

La “Nature” a inscrit le désir de savoir dans la “nature” de l’homme. Nous sommes “spectateurs” : le terme vient du latin spectare, regarder, observer, contempler. Aristote nous fait préférer la vue, Sénèque nous assigne comme témoin des merveilles de la Nature : Le latin spectacula signifie également “merveille à voir”. Enfin, Aristote distingue, comme Sénèque, l’action et l’inaction. Cette dernière est pour les deux philosophes un acte de contemplation. Contempler, c’est regarder attentivement. Le terme est formé de cum, avec, et templum, espace délimité, que la vue embrasse. Nous pourrions parler ici de champ visuel (comme en ophtalmologie), en ajoutant l’utilisation particulière de cet espace tracé dans l’air par les augures romains comme champ d’observation pour les auspices. Il s’agissait de l’observation céleste du vol des oiseaux ou de la foudre, pour interpréter les présages. L’attention liée à la contemplation, et sa finalité divinatoire ou d’acquisition de connaissance, montre bien que l’oisiveté en tant que vie contemplative est à l’opposé du “ne rien faire”.

Donc, je vis selon la nature si je me suis donné à elle tout entier, si je lui voue mon admiration et mon culte. Or, la nature a voulu que je fasse deux choses : agir et vaquer à la contemplation. Je les fais toutes deux, car la contemplation même n’est pas sans action. XXXII.

Les penseurs de l’Antiquité ont souvent imaginé des hypothèses que la science contemporaine a confirmé en tout ou partie, notamment dans le domaine de la physique. Rappelons que les penseurs présocratiques étaient des physiciens, qui étudiaient la nature, phusis en grec, pour tenter de comprendre l’organisation du monde (Cf. Les origines de la Philosophie – L’École ionienne). Sénèque imagine ainsi que la naissance de la vie terrestre pourrait être liée à des météorites venues de l’espace.

Est-il vrai […] qu’une particule et comme des étincelles de feu céleste, tombées ici-bas, se sont fixées sur une argile qui leur était étrangère ? / La pensée de l’homme force jusqu’aux remparts du ciel ; c’est peu pour elle de connaître les choses visibles : je veux savoir, se dit-elle, ce qui existe au-delà des cieux, si c’est un espace sans fond ou une nouvelle enceinte qui a ses limites, quelles substances s’y trouvent et sous quel aspect. XXXII.

C’est encore ici le désir de savoir qui anime l’être humain dans la conception stoïcienne. Sénèque utilise même le terme d’instinct qui pousse l’homme à “explorer tout chose occulte”. Nous sommes ici entre l’intuition de Pascal et le Conatus de Spinoza. C’est le ”cœur” pascalien qui a ses raisons, interprété souvent à la mode romantique, mais qui distingue plutôt la raison en tant qu’entendement de l’intuition “cardiaque”. Nous pouvons connaître rationnellement par la science, et nous pouvons connaître intuitivement par la croyance, la foi selon Pascal (Pensées, 277, 278). Par ailleurs, le Conatus spinoziste est “l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être”, c’est-à-dire de réaliser son essence, sa nature profonde (Éthique, III, 7). Une force (un instinct, un désir) irrationnelle, hors de la raison, pousse l’être humain vers le savoir rationnel. C’est ainsi que l’homme existant accomplit son essence, il devient ce qu’il est : Sartre en Nietzsche à la fois. Il est en accord avec lui-même (sa nature) et avec “la” Nature.

L’accord avec la Nature engendre le bonheur parce qu’il réalise l’unité de la vie et de la personne sous la règle de la raison, qui s’accorde elle-même à la Nature. En ce sens, l’homme achève la Nature. D. Folscheid, Les grandes philosophies, p. 24.

Pour compléter cette notion d’achèvement de la Nature, Sénèque souligne la place qu’elle a assignée à l’homme, “au centre d’elle-même”, pour pouvoir l’embrasser du regard depuis ce “point de vue”, au moyen de “son œil, fait pour la contemplation”. C’est encore la vision qui prime, comme le précisait plus haut Aristote. Le désir du savoir est la quête du vrai, du “principe qui est antérieur au monde même”. Il reste que si “la pensée de l’homme force jusqu’aux remparts du ciel”, le temps de l’être humain pour accomplir sa nature est limité. 

Juge combien l’homme, né pour ces recherches, a reçu peu de temps en partage, se le réservât-il tout entier ; […] toujours est-il que pour atteindre aux immortels secrets l’homme est trop voisin de la mort. XXXII.

Même si l’homme consacre tout son temps à vivre selon la nature, c’est-à-dire à “agir et vaquer à la contemplation”, même s’il ne se laisse pas distraire par facilité ou négligence (le divertissement de Pascal n’est pas loin), même si sa vie est longue, il n’atteindra pas les “immortels secrets”. Comme l’affirme Sénèque, le sage véritable est comme le phénix, il ne naît que tous les cinq siècles (Lettres à Lucilius, XLII). A défaut d’être ce sage si rare, il faut pourtant se consacrer à se conformer à la Nature, pour “servir la postérité”.

Et pourquoi ne conviendrait-il pas à l’homme de bien, ce loisir qui le fait arbitre des âges futurs et l’orateur non d’un petit nombre, mais de toutes les nations, de tous les hommes qui sont et seront jamais ? XXXII.

Sénèque évoque ici Zénon de Citium et Chrysippe, les fondateurs de l’école stoïcienne, qui “ont accompli de plus grandes choses”, en choisissant de vivre dans l’oisiveté contemplative plutôt que de prendre part à la politique. Par ce choix, ils ont servi la “grande” république qu’est la Nature.

Une nouvelle distinction est opérée entre les genres de vie : agir, vaquer à la contemplation, éprouver du plaisir.

[…] il y a trois genres de vie dont on a coutume de se demander quel est le meilleur : l’un est tout au plaisir, l’autre à la contemplation, le troisième à l’action. XXXII.

Ces trois genres de vie ne sont pas exclusifs les uns des autres : l’hédoniste peut  contempler, tout comme le contemplateur peut avoir du plaisir, et ainsi de suite. Cette tripartition des vies rappelle celle d’Aristote : la vie de jouissance, la vie active et la vie contemplative ; cette dernière étant pour lui la seule qui conduise au souverain bien. L’homme accomplit sa fonction, réalise son essence par l’exercice de la seule vie contemplative. Sénèque n’est pas aussi catégorique, comme nous l’avons déjà entrevu lorsqu’il prône à la fois l’action et la contemplation.

[…] la contemplation plaît à tous. Pour d’autres c’est le but ; pour nous c’est une station, non un port. XXXII.

Pour le Stoïcien, la contemplation n’est pas une fin en soi, elle est un moyen sur le chemin de la sagesse. C’est sans doute ce que veut exprimer Sénèque lorsqu’au début de l’Éloge de l’oisiveté, il précise qu’il va non où l’envoient ses maîtres, mais où ils le mènent (XXVIII). La métaphore de la navigation est fréquente chez lui : ici, contempler n’est pas atteindre le port, arriver au terme du voyage, parvenir à la finalité de l’existence ; mais c’est passer par une étape. Ne pouvant être le sage/phénix qui ne paraît que tous les cinq siècles, il faut demeurer aspirant à la sagesse, et poursuivre le voyage tout au long de la vie.

La voie de l’action politique n’est pas une obligation absolue pour se conformer à la loi naturelle. Sénèque a déjà évoqué ses maîtres fondateurs, qui ont fait le choix de la seule contemplation. L’action politique ne peut d’ailleurs pas être un choix possible si les conditions d’existence d’une “petite” république ne sont pas réunies. Sénèque prend ainsi l’exemple de la démocratie d’Athènes qui condamne à mort Socrate, et qui fait fuir Aristote.

Or donc, si cette république que nous rêvons pour nous ne se rencontre pas, le repos nous devient à tous une nécessité, dès que la seule chose qu’on pouvait lui préférer n’existe nulle part. XXXII.

Pour agir et vaquer à la contemplation, il est nécessaire que le sage puisse trouver une république des hommes aussi véritable que la “grande” république, c’est-à-dire la Nature. Le repos sous la forme de l’oisiveté studieuse est ainsi la part de la vie humaine qui pourra toujours être exercée : celle de la vie contemplative. Dans un autre texte, Sénèque ira même jusqu’à ne privilégier que l’oisiveté.

Il faut résister aux occupations et, loin de le poursuivre, les repousser toutes. […] Une sagesse imparfaite n’a que des joies entrecoupées. Sénèque, Lettres à Lucilius, 72.

Bibliographie

Sénèque, De l’oisiveté, Mille et une nuits – Texte en ligne sur Remacle.org ; Lettres à Lucilius, XLII – Texte en ligne.

Aristote, Métaphysique.

Dominique Folscheid, Les grandes philosophies, Que sais-je ?

Laurent Jaffro, Monique Labrune, Gradus philosophique, GF Flammarion.

Blaise Pascal, Pensées.

Philosophie magazine, Stoïcisme, hors-série n° 49.

Baruch Spinoza, L’Éthique.

Entendre aussi

France Culture, 4 (bonnes) raisons philosophiques d’être fainéant.

Voir aussi

Fiches de lecture : 

Bac Philo : L’Existence et le Temps – Fiche n° 3. Pascal, Le Divertissement.

Carnet de vocabulaire philosophique : Métaphysique ; Conatus.

Notes philosophiques : Les origines de la Philosophie – L’École ionienne


Patrick Moulin, alias @dsirmtcom,  juin 2021.

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