Platon, Ménon – L’opinion droite

Notes philosophiques n° 3

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De bouche à oreille – Photo @dsirmtcom, février 2017

Texte à analyser

SOCRATE : Or, ce que j’ai en vue en disant cela, c’est notre enquete de tout à l’heure et la façon ridicule dont il nous a échappé que ce n’est pas seulement avec le savoir pour guide que les hommes font droitement et bien leurs affaires : ce qui est sans doute la raison pour laquelle nous ne réussissons pas non plus à discerner de quelle manière on peut bien devenir un homme de valeur.

MENON : Qu’entends-tu par là, Socrate ?

SOCRATE : Voici. Que les hommes de valeur doivent être utiles, c’est un point que nous avons accordé à bon droit, puisqu’en vérité, d’une autre façon, ils ne seraient point utiles : n’est-ce pas vrai en effet ?

MÉNON : Oui.

SOCRATE : Et qu’ils seront utiles dans le cas où ils conduiront droitement nos affaires, voilà quelque chose encore, je pense, dont nous avions raison de tomber d’accord ?

MÉNON : Oui.

SOCRATE : Mais, en disant que, sans l’intelligence, il n’est pas possible de les conduire droitement, nous ressemblons à des gens qui n’ont pas le droit d’en tomber d’accord ?

MENON : Qu’entends-tu donc par “droitement” ?

SOCRATE : Je m’en vais te le dire. Supposons que quelqu’un, sachant le chemin de Larisse ou de tout autre endroit où il souhaite aller, s’y rende et serve de guide à d’autres voyageurs, ne guiderait-il pas droitement et bien ?

MENON : Hé ! Absolument.

SOCRATE : Et, si nous supposions maintenant que, sans y être jamais allé, sans savoir non plus quel est le chemin, il aurait à ce sujet une opinion droite, n’est-ce pas droitement qu’il y guiderait, lui aussi ?

MENON : Hé ! Absolument.

SOCRATE : Et aussi longtemps du moins qu’il aura, je pense, une opinion droite sur ce dont l’autre avait un savoir, il ne sera pas, lui qui, sans avoir l’intelligence, suppose ce qui est vrai, un plus mauvais guide que celui qui en a l’intelligence !

MENON : Nullement en effet.

SOCRATE : Par rapport à la rectitude de l’action, l’opinion vraie n’est donc nullement un plus mauvais guide que l’intelligence. Voilà ce que nous avons omis de considérer quand nous étions en quête de savoir quels peuvent bien être les caractères de la vertu : nous disions qu’il n’y a que l’intelligence pour guider droitement l’action ; or, nous le voyons à présent, il fallait dire aussi l’opinion vraie.

MÉNON : Oui, c’est bien ce qui semble.

SOCRATE : En conséquence, une opinion vraie n’est pas moins utile que du savoir.

MENON : Jusqu’à un point tout au moins, Socrate : celui qui possède le savoir atteint toujours son but, tandis que celui qui a l’opinion droite, tantôt il l’atteindra et tantôt il ne l’atteindra pas.

SOCRATE : Comment l’entends-tu ? Quand on a toujours une opinion droite, n’atteindra-t-on pas toujours son but, aussi longtemps justement que l’on opinera droitement ?

MENON : A mon avis, c’est forcé, évidemment. Aussi est-ce pour moi un étonnement, Socrate, que, puisqu’il en est ainsi, le savoir soit, de toute façon, beaucoup plus en honneur que ne l’est l’opinion droite, et aussi qu’il y ait une raison de faire de celle-ci une chose, et de celle-là une autre chose.

SOCRATE : Et le motif de ton étonnement, le connais-tu, ou bien veux-tu que je te le dise ?

MENON : Hé ! Absolument, dis-le moi.

SOCRATE : C’est que les statues de Dédale n’ont pas retenu ton attention ; mais peut-être non plus, n’y en a-t-il pas chez vous ?

MENON : Mais de cela, à quel propos, enfin, m’en parles-tu ?

C’est qu’elles aussi, à moins d’avoir été liées, en secret elles s’enfuient et s’évadent, tandis que, si on les a liées, elles demeurent en place.

MENON : Et puis après ?

SOCRATE : Les oeuvres de ce grand sculpteur, quand on en possède une qui n’est pas liée, il n’y a pas de quoi s’en faire beaucoup de gloire que de posséder un esclave enclin à s’évader, car elle ne reste pas en place, tandis que, une fois liée, il est précieux de la posséder : c’est que ce sont des oeuvres parfaitement belles. Mais à quel propos est-ce donc que je t’en parle ? C’est à propos des opinions qui sont des opinions vraies. Effectivement, les opinions qui sont des opinions vraies sont, elles aussi, pour autant de temps qu’elles demeurent en place, un bien de grand prix et elles produisent tous les bienfaits du monde ; mais elles ne consentent pas à demeurer plus longtemps en place. Tout au contraire, elles s’évadent de l’âme humaine, de sorte qu’elles ne sont pas extrêmement  précieuses, tant qu’on ne les aura pas liées par un raisonnement causal. Or, voilà, Ménon mon camarade, ce qu’est la réminiscence, ainsi que nous en sommes convenus antérieurement. Mais une fois qu’elles ton été ainsi lies, elles deviennent, en premier lieu, du savoir et, en second lieu, elles ont de la stabilité. Voilà donc enfin pour quelles raisons le savoir est quelque chose de plus précieux que l’opinion droite, et c’est l’existence d’un lien qui fait la différence entre le savoir et l’opinion droite.

Platon, Ménon ou De la Vertu, 96e – 98a

L’opinion droite, késako ?

Quelques définitions

Avant d’examiner ce que peut signifier une “opinion droite”, nous allons analyser différentes définitions du terme “opinion”.

Just an illusion

Manière de penser sur un sujet ou un ensemble de sujets, jugement personnel que l’on porte sur une question, qui n’implique pas que ce jugement soit obligatoirement juste.

Je pense, donc j’ai une opinion. C’est une pensée qui m’est personnelle, enfin c’est ce que je crois, c’est l’opinion que j’ai sur mon opinion. Nous verrons plus loin que c’est peut-être loin d’être ma pensée que j’ai eu moi tout seul.

Ce que je pense n’est pas forcément juste. L’opinion ne se base pas sur un raisonnement préalable. Elle est aléatoire et qui plus est volatile, je peux très bien changer d’opinion si une autre me paraît plus séduisante ou apparemment plus vraie. L’opinion possède donc un caractère volatil, instable.

Vérité vraie… ou pas

État d’esprit qui consiste à reconnaître le caractère subjectif de la connaissance que l’on a d’une chose, en inclinant à penser que cette connaissance se rapproche de la vérité tout en admettant qu’on se trompe peut-être.

L’opinion est une connaissance subjective. Je suis un sujet qui pense, à défaut d’être le roseau pensant de Pascal. Mon opinion n’est pas la réalité, elle est dépendante de mon parcours de vie, de mes croyances, de mon environnement. Elle se base sur la réalité telle que je me la représente. Nous avions déjà exploré ces concepts de réalité et de représentation dans un précédent article : Une “Vie accomplie » – Aider à mourir quand la vie n’a plus de sens ?

Face à cette réalité interprétée par mon sujet, je peux donc me tromper, sans le savoir car l’opinion est une :

Hypothèse non vérifiée.

Je n’ai pas appliqué à mon opinion une démarche méthodique, critique, à un raisonnement scientifique. Elle peut être vraie, aboutir au même résultat que si je lui avais appliqué ces démarches, mais ce ne sera que par hasard.

The philosophic’s touch

État d’esprit qui consiste à reconnaître le caractère subjectif de la connaissance que l’on a d’une chose, en inclinant à penser que cette connaissance se rapproche de la vérité tout en admettant qu’on se trompe peut-être.

Nous restons là encore dans le subjectif, en nous approchant cette fois de la connaissance. Mais il s’agit là d’une connaissance empirique, basée sur notre expérience. Comme nous le disions dans le chapitre précédent, notre opinion peut être vraie, ou se rapprocher de la vérité, mais nous ne pourrons jamais affirmer que notre opinion est la vérité. Ce ne sera à nouveau ici que le fruit du hasard.

Une question de bon sens ?

L’opinion droite consisterait-elle à accomplir, à l’instar de Monsieur Jourdain, des actions bonnes sans posséder le savoir qui nous permettrait d’être certain de bien agir ; à agir vertueusement sans avoir la connaissance de la vertu ?

Faisons une petite promenade du côté du “bon sens”. Le bons sens, c’est la :

Capacité de bien juger, de prendre une décision, sans à priori, raisonnablement (à propos de choses qui ne relèvent pas du raisonnement scientifique, d’une méthodologie ou d’une théorie).

Deux éléments fondamentaux pour pouvoir définir ce qu’est l’opinion droite apparaissent dans cette définition :

  • Penser “raisonnablement”
  • Nous sommes dans le domaine du “pratique, et pas de celui de la théorie, de la science.

Quand nous avons une opinion droite, nous agissons raisonnablement mais pas avec un raisonnement. Nos actions se déroulent dans le monde où nous vivons. Elles ne concernent ni la raison, ni la science, ni l’intellect.

Doxa, Logos, Episteme – Tiercé platonique dans le désordre

Nous avions analysé l’allégorie de la Caverne de Platon dans l’article Une “Vie accomplie » – Aider à mourir quand la vie n’a plus de sens ? Examinons, à propos de l’opinion, comment Platon différencie les connaissances.

  • La connaissance Doxique (de Doxa, l’opinion)
  • La connaissance intelligible, liée au Logos (la raison) et à l’épistémè (la science)

Nous voyons ici la conception du monde selon Platon : le monde sensible, celui où nous vivons, et le monde intelligible, ou monde des Idées, où séjournent les âmes libres en attendant de se réincarner. Nous examinerons cette conception plus loin, en explorant la théorie de la réminiscence.

Revenons à la Doxa. Simone Manon, philosophe, écrit  ceci sur l’opinion :

On entend par là, une affirmation n’ayant pas été soumise à un examen critique. Elle est reçue pour vraie sans que l’esprit se soit préoccupé sérieusement de savoir si cet énoncé est vrai ou faux. Toutes nos idées premières sont en ce sens des opinions, c’est-à-dire des préjugés, des « a priori », des idées toutes faites. On les croit vraies mais on ne sait pas si on a raison de le croire. Simone Manon, L’opinion.

Comme nous l’avions déjà vu, l’opinion n’utilise pas un raisonnement. Nous prenons nos opinions pour argent comptant, parce qu’elles sont basées sur des préjugés. Un préjugé, c’est une :

Opinion hâtive et préconçue souvent imposée par le milieu, l’époque, l’éducation, ou due à la généralisation d’une expérience personnelle ou d’un cas particulier.

Nous retrouvons le caractère subjectif inhérent à nos opinions, déterminées par notre expérience de vie. Nous restons dans le domaine du raisonnable, de ce qu’il est convenu de penser.

C’est là que nous allons mieux comprendre que nos opinions ne sont pas nos pensées personnelles. Leur véritable origine ne vient en aucun cas de notre personne.

Une opinion étant une croyance non examinée, on peut dire, en toute rigueur, qu’elle constitue un  impensé. Or, c’est cet impensé que les hommes considèrent d’ordinaire comme leur pensée, de surcroît leur pensée personnelle ! Ils revendiquent comme « leur », ce qui, en réalité, est l’écho en eux de tout ce qui n’est pas eux puisque, comme l’écrit Descartes :  » un même homme, avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent de ce qu’il serait, s’il avait toujours vécu entre des chinois ou des cannibales » Discours de la méthode. Simone Manon, Ibid.

Notre opinion, notre pensée “personnelle” n’est donc que la pensée des communautés ou des sociétés où nous vivons. C’est ce que résume Henri Laborit dans cette phrase :

Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit in Mon oncle d’Amérique, d’Alain Resnais.

Simone Manon énumère ce qui fait la force des opinions :

  • Les habitudes ou le ouï-dire : “On a toujours fait comme ça”
  • Le prestige du nombre : “Nous le pensons tous”
  • La paresse, la lâcheté : “A quoi bon penser autrement ?”
  • L’utilité : à joindre à l’agréable plutôt qu’aller vers la vérité
  • Le prestige de l’autorité : “Si c’est lui qui le dit, ça ne peut être que vrai”

Pour approfondir cette notion de conformité et d’autorité “savante”, il est très utile d’examiner l’expérience de Milgram, que nous avions analysée dans l’article Le retour de la nef des fous : l’asile au XXIème siècle.

Nous voyons en tout cas que les forces nombreuses et très actives des opinions peuvent nous conduire bien loin de la vérité. L’histoire, la politique, les intégrismes, nous montrent bien des exemples tragiques. Pour l’illustrer de façon plus plus ludique, nous donnerons l’exemple de l’opinion assez répandue sur la météo bretonne (n’y voyez pas là un trait de ma bretonnitude), éternellement pluvieuse. Les résultats de pluviométrie, donc démarche scientifique, arrivent à une toute autre conclusion :

La région la plus humide, c’est le Pays basque, avec “1 450 mm de précipitations par an sur la région de Biarritz”, confie Patrick Gallois, météorologue à Météo-France. Du côté de Rennes, on ne recense que 694 mm de pluie, soit à peine plus qu’à Marseille (515 mm), une des régions où il pleut le moins. Ca m’intéresse, Pleut-il vraiment plus en Bretagne qu’ailleurs ?.

CQFD…

Droite opinion : un jeu de hasard

Nous pouvons désormais apporter une réponse aux questions posées au chapitre sur le bon sens.

Oui, nous pouvons accomplir des actions bonnes sans posséder le savoir qui nous permettrait d’avoir un regard critique sur elles. Et nous pouvons agir vertueusement en ignorant tout de la vertu. Nous pouvons avoir des opinions droites qui nous guideront, comme le ferait la vertu, vers des actions correctes.

L’opinion droite, dans le domaine pratique, est donc, comme le dit Socrate, aussi utile que la science.

Mais cela restera toujours du domaine du hasard. Nos opinions dépendant de notre environnement, il nous faudra avoir bénéficié d’une “bonne” éducation, d’une société et d’institutions justes, d’un entourage inclinant vers le bien. Cela fait beaucoup d’aléas…

Avec ou sans GPS ?

Dans son premier exemple à propos de l’opinion droite, Socrate évoque la situation d’un guide qui conduirait des personnes vers la ville de Larissa, en Thessalie.

J’étais sur la route, toute la longue journée

Le choix fait par Socrate de mentionner précisément cette cité cache un symbole qui concerne Ménon. Comme tout bon sophiste (Cf. mon article Platon, Ménon ou De la Vertu), Ménon recherche la gloire et les honneurs. Pour obtenir les faveurs  d’un des  maîtres de Thessalie, Ménon s’était rendu à Larissa, espérant ainsi atteindre ainsi honneur, gloire et pouvoir, son but suprême, sa “vertu” à lui.

Nous retrouvons là le concept de “vie active” comme l’a décrit Aristote, et les désirs vains selon Epicure (voir le chapitre “Distinguer entre les désirs, l’évolution de la pensée philosophique après Platon” dans mon article Platon, Gorgias ou De la Rhétorique). Le bonheur recherché dans la “vie active” est d’obtenir honneur et gloire. Pour Epicure, les désirs vains – donc non naturels et non nécessaires – regroupent la soif de posséder, d’avoir du pouvoir et d’obtenir des honneurs.

Bernard Suzanne, philosophe, résume cette explication du choix socratique de Larissa :

(…) la « route de Larissa » est pour lui une image de son ascension politique, du début de réalisation de ses ambitions, du « chemin » par lequel il espère atteindre l’excellence (aretè) telle qu’il la conçoit. Bernard Suzanne, Les statues de Dédale.

Socrate choisit donc Larissa pour que Ménon puisse mieux comprendre sa métaphore de la quête de la vertu (en grec arétè) et du bonheur. Il espère ainsi, grâce à la dialectique, élever Ménon depuis son monde sensible de sophiste poursuivant honneur et gloire, vers le monde intelligible de la connaissance et de la véritable vertu.

Je veux être utile à vivre et à rêver

La question examinée par Socrate dans son premier exemple est de déterminer si le fait de guider ses actions par la connaissance est plus ou moins utile que d’être guidé par l’opinion vraie (ou opinion droite).

Notons au passage que ce qui guidait Ménon en se rendant à Larissa – honneurs et gloire – relevait d’une action égoïste, utile pour lui-seul, alors que Socrate donne l’exemple d’une action altruiste, utile aux autres pour les guider au mieux. C’est là le sens premier du terme “Utile” en parlant d’une personne :

Dont le travail, l’activité, les compétences sont ou peuvent être profitables aux autres, à la société.

Une fois passée au tamis de sa dialectique, Socrate aboutit à la conclusion que, pour la “rectitude de l’action”, opinion droite et science/connaissance ont la même utilité. L’effet obtenu est identique, le guide conduit les personnes au même endroit. Monsieur Jourdain fait de la prose aussi bien lorsqu’il en ignore l’existence que quand il la découvre.

Une précision s’impose cependant, les deux sont utiles tant que nous restons dans le domaine pratique. L’opinion droite ne saurait rivaliser avec la connaissance dans un domaine théorique. C’est ce que nous verrons dans le deuxième exemple donné par Socrate.

Les statues voyageuses de Dédale

Dans son deuxième exemple, Socrate utilise l’exemple des statues de Dédales, qui étaient réputées avoir une apparence si proche de la réalité que l’on pouvait les croire vivantes.

Socrate, fils de Dédale

Tout comme le choix de la ville de Larissa, en lien avec la vie de Ménon,Socrate choisit un exemple qui a aussi une autre signification. Socrate aurait été un descendant de Dédale, roi légendaire d’Athènes, sculpteur et architecte. C’est lui qui a construit le palais du roi Minos, avec son labyrinthe où était enfermé le Minotaure.

Nous retrouvons cette allusion aux ascendants de Socrate dans l’Alcibiade, autre texte de Platon :

En fait aussi, la mienne (Note de Dsirmtcom : la famille de Socrate), noble seigneur, remonte à Dédale, et, par Dédale, à Héphaïstos, fils de Zeus ! Platon, Alcibiade, 121 a.

Socrate serait donc même un descendant d’un dieu ! Rappelons que Platon conçoit une tripartition de l’âme :

  • Le principe rationnel, partie divine
  • La partie impulsive, qui pousse à accomplir et agir
  • La partie désirante, la moins noble du corps.

Ce principe rationnel, autrement dit l’intellect, est la partie divine en nous. Aristote reprendra cette conception dans son Éthique à Nicomaque :

Si donc l’intelligence, comparée à l’homme, est chose divine, la vie intellectuelle est également divine comparée à l’existence humaine. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1777 b.

Nous sommes donc en présence du divin par allusion socratique à sa filiation, et par la conception platonicienne de l’âme. Nous quittons le domaine pratique, le monde sensible du premier exemple sur l’opinion vrai, pour aborder le monde intelligible, celui des Idées, éternellement présente dans ce dernier.

L’empire des réminiscences

Socrate procède encore ici par métaphore : comme les opinions droites, volatiles et instables, les statues de Dédale sont si pleines de vie qu’il faut les attacher pour ne pas qu’elles s’enfuient. Alors seulement elles prennent toute leur valeur, toute leur perfection. Il s’agit donc ici de démontrer la valeur supérieure de la connaissance sur celle de l’opinion vraie.

Mais quel est le lien qui permettra aux opinions vraies de devenir un véritable savoir, une science ? Ce lien, c’est la connaissance ; et pour Platon, connaître, c’est se souvenir : voici l’entrée en scène de la réminiscence.

La réminiscence se fonde sur l’immortalité de l’âme, et sur la métempsycose. Cette dernière est un cycle d’incarnations et de désincarnations de l’âme. Elle passe ainsi du monde sensible – nous naissons – où l’âme se retrouve dans un corps ; au monde intelligible – la mort physique – que Platon appelle aussi monde des Idées.

La théories des Idées est exposée dans l’allégorie de la Caverne (Cf. Mon article Une “Vie accomplie » – Aider à mourir quand la vie n’a plus de sens ?). La caverne est le monde sensible où les prisonniers ne voient que l’apparence des Idées, dont l’ombre se projette sur le mur de la caverne. Le monde intelligible est le monde que découvre le prisonnier libéré de ses chaînes et amené au grand jour. Les êtres et choses vivant dans ce monde sont la véritable réalité, et symbolisent les Idées.

La définition platonicienne des Idées est :

Ce qui appartient au domaine de l’intelligible et qui seul possède la perfection éternelle et la réalité absolue.

Pour mieux comprendre ce concept, prenons l’exemple donné par Christian Godin, philosophe, dans La Philosophie pour les Nuls. Il décrit un menuisier qui construit un lit selon un modèle – l’Idée – ; et un peintre qui peint le lit fait par le menuisier :

Il y a donc trois lits : le lit idéel, le lit sensible et le lit peint. On ne dort jamais que dans celui du milieu, mais celui dans lequel on dort n’aurait jamais existé, d’après Platon, s’il n’avait pas été précédé par le lit idéel, intelligible, qui est son modèle. Le lit sensible est une image du lit intelligible comme le lit peint est une image du lit sensible. Le lit peint est donc une image d’image. Christian Godin, La Philosophie pour les Nuls, p. 76.

Le monde des Idées est la véritable réalité, parfaite et éternelle. Lorsque l’âme, après la mort physique, y séjourne, est en contact direct avec les Idées. Lorsque l’âme retrouve le corps, sa connaissance des idées s’obscurcit au contact de la vie sensible.

Pour Platon, la réminiscence, c’est le :

Souvenir d’une connaissance acquise dans une vie antérieure, quand l’âme, qui vivait dans le monde supra-sensible des essences, contemplait les Idées.

En théorie platonicienne, nous avons tous déjà en nous la connaissance de la vérité. Il faut donc trouver le moyen pour la faire revenir à notre conscience, et, ainsi, passer de l’opinion vraie, fille du monde sensible, à la véritable connaissance, mère du monde intelligible.

Ce moyen c’est la maïeutique, l’art d’accoucher les esprits. Souvenons-nous que la mère de Socrate était sage-femme, ce qui a sans doute eu une influence sur la voie qu’il a choisie.

La maïeutique de Socrate, c’est la :

Méthode socratique reposant apparemment sur l’interrogation et se proposant d’amener un interlocuteur à prendre conscience de ce qu’il sait implicitement, à l’exprimer et à le juger.

C’est donc par le dialogue, comme celui que Socrate tient avec Ménon, qu’il est possible d’espérer se souvenir de ce que nous savons déjà, sans le “savoir”.

En savoir ou pas

Terminons cet exercice d’analyse par une exploration du concept de savoir, avec cette définition donnée par Pascal Roulois :

Le savoir résulte d’une théorisation du réel à l’aide d’un vocabulaire spécialisé, en fonction d’une problématique définie. Le savoir est un dépassement des expériences empiriques, des fausses évidences. C’est une construction intellectuelle, une connaissance qui a été expurgée de toute certitude, qui a été soumise à un questionnement intensif dans un cadre rigoureux.

Le savoir peut être transformé en information lorsqu’il est débarrassé de la plupart des questions qui ont permis son élaboration. Il devient alors transmissible.  Pascal Roulois, Apprendre – informer – connaître – savoir (mis en gras par mes soins).

Reprenons chacun des termes mis en exergue pour éclairer notre analyse du texte de Platon.

Théorisation du réel

Le “réel” envisagé ici est plus du ressort de l’apparence de la réalité. Nous sommes dans le monde sensible, celui de l’opinion vraie. Il s’agit de l’expérience du réel, empirique (nous verrons ce terme plus loin).

La théorisation de ce “réel” le fait passer dans le monde intelligible, la véritable réalité, un monde rationnel.

Dépassement des expériences empiriques

Ce qui est empirique est :

Relatif à la chose qu’on peut saisir par le moyen de la sensibilité. Opposé à “rationnel”, comme le concret à l’abstrait. Christian Godin, Dictionnaire de Philosophie pour les Nuls, p. 63

Nous restons dans le monde sensible, opposé au monde intelligible, règne du rationnel. Nous comprenons les choses par nos sens et non par notre raison. C’est ce sur quoi se fonde l’opinion vraie : je vois, j’entends, je crois, oui, je crois…

Construction intellectuelle

Nous retrouvons ici la primauté de l’intellect, partie divine de nous pour Platon et Aristote. Socrate accomplit cette construction au moyen de la dialectique, art de la discussion, et de la maïeutique, art d’accoucher les esprits pour se souvenir de la vérité du monde des Idées.

Connaissance qui a été expurgée de toute certitude

Nous avons vu dans notre analyse du concept d’opinion que nos pensées, dont nous sommes persuadés qu’elles nous sont personnelles, sont en fait issues de préjugés et de croyances.

Nous sommes certains d’avoir raison, que notre opinion est la bonne, mais ainsi elle ne peut être une connaissance, puisqu’elle n’a pas été soumise à une analyse critique, “à un questionnement intensif dans un cadre rigoureux.”

Pour accéder à la connaissance, il nous faut donc dépasser nos certitudes. Il faut lier les opinions vraies, comme les statues de Dédale, pour parvenir au savoir.

Information

Informer, c’est :

Donner un contenu concret à une entité abstraite.

L’entité abstraite, la connaissance, la science, peut devenir concret, compréhensible. Est-ce à dire que la connaissance redeviendra alors une opinion vraie ? L’information concrète ne peut contenir tout le questionnement qui a abouti à la “théorisation du réel”. Nous pouvons donc supposer que ce sera bien un retour vers une opinion vraie, en espérant qu’elle ne se transforme pas en vraie opinion…

Transmissible

Le verbe “Transmettre” vient du latin Trans-, “au-delà” et Mittere, “envoyer”. Il s’agit ici de faire passer la connaissance – le Savoir du monde intelligible -, vers l’autre – via les sens -, pour qu’il ait – au moins – une opinion vraie, à défaut de posséder le lien vers la science.

Ménon, Ménon, toutou, toudoudou

Pour conclure cet article, nous soulignerons qu’il nous sera sans doute difficile d’accéder au Savoir tel que le conçoit Platon via Socrate. Un tel chemin est long et ardu, et sans doute sans véritable fin. Mais, souvenons-nous des paroles d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque :

(…) une seule hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu’un seul beau jour. Or de la meme façon, la félicité et le bonheur ne sont pas donnés non plus en un seul jour, ni meme en peu de temps. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1098 a.

Hatons-nous donc lentement d’etre vertueux.

Dsirmtcom, mars 2017.

31 commentaires sur “Platon, Ménon – L’opinion droite

  1. Bonjour Néanmoins et merci beaucoup pour ces commentaires si positifs. J’ai toujours grand plaisir à les découvrir et reste aussi surpris très agréablement par votre enthousiasme sur mes modestes écrits.
    Passez une très bonne journée et à bientôt.

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  2. Je l’attendais ce billet.. J’avais une pensée qui trottait à me dire que cela faisait un moment qu’il n’y avait pas eu de parution et un petit sourire pour la fin Ménon, Ménon, toutou, toudoudou ( que j’ai aussi en tête à chaque fois .. mais non mais non .. pou pou pidou.. wouah..! qui peut mieux guider ou expliquer un chemin que celui qui l’a parcouru maintes fois et ce , en prenant divers chemins pour arriver au même but ! rien de mieux que l’expérience.. Celui qui sait. Il sait parce qu’il a essayé toutes les routes. Il n’y a pas qu’un chemin pour aller à Rome. Oh oui combien de fois toutes ces idées toutes faites sur des théories et des suppositions quant à « l’autorité » qui se veut prendre des décisions sans être passé par ledit chemin.. que ce soit les mots ou les maux pour en trouver le bon sens.. Mais j’en arrive à dire que l’on a pas besoin de passer par Platon ou autre pour apprendre à réfléchir par soi même.. trop souvent on trouve des personnes capables de citer des textes sans apporter leur propre réflexion et qu’elle pensent savoir parce qu’elles sont instruites.. .. Oui, il est bon dans la vie d’étudier tous les sujets qui permettent  » d’affirmer » ou confirmer ou affermir notre connaissance.. le résultat est l’essentiel.. méthode d’investigation qui passe par des analyses diverses. afin de comprendre et que l’on puisse transmettre d’une façon intelligible..c’est à dire comprise par tout le monde.. devenir un bon pédagogue. Je vous souhaite une belle journée.. Merci.

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